Argument

Quel est ton acte ?

Face à un réel du monde de plus en plus dénudé, l’angoisse est au premier plan et certains sujets s’interrogent sur des questions politiques, environnementales, sociétales… Ce qui les taraude est celle de leur potentiel pouvoir à intervenir sur le monde et de l’engagement qu’il nécessiterait. Quel acte faudrait-il poser ? Comment agir de la bonne manière ? À l’envers de la prolifération d’une parole déchaînée, la question se pose alors d’un acte qui aurait des conséquences.
Mais la multiplicité des passages à l’acte de sujets de plus en plus jeunes témoigne que parfois se rencontre une impuissance à subjectiver ce monde et son réel implacable. Les parlêtres se trouvent alors dans l’impossibilité de maîtriser ce qui vient faire trou, une jouissance en excès, énigmatique.

Pour chacun, il y a « d’une part, le monde, l’endroit où le réel se presse, et, d’autre part, la scène de l’Autre, où l’homme comme sujet a à se constituer, à prendre place comme celui qui porte la parole [1] ». Nous sommes tous soumis structurellement à un impossible mais aussi aux contingences de la vie et du charivari de l’univers qui nous entoure. Quand surgit l’angoisse, l’urgence subjective se traite le plus souvent par la parole, mais elle peut parfois précipiter le sujet dans un acte faisant appel à l’Autre ou dans un passage à l’acte qui coupe avec l’Autre.

La psychanalyse lacanienne nous offre la possibilité d’une lecture précise de l’époque contemporaine : au fond, qu’est-ce qu’un acte ? Jacques-Alain Miller nous invite, dans un premier temps, à le différencier de l’action. « L’acte est autre chose qu’un faire, autre chose que produire, consommer, ou encore se remuer. [2] » Prendre en considération l’acte du sujet c’est aussi refuser de le réduire à ses comportements.

Et l’acte de l’analyste, comment opère-t-il ? Mis au rang de concept par Jacques Lacan, nous verrons qu’il n’est pas sans lien avec le passage à l’analyste. Passage qui nécessite un franchissement…

Quand il s’adresse à l’Autre : l’acting out

L’Agieren de Freud est repris par Lacan sous le signifiant d’acting out. Il se saisira des cas cliniques freudiens – tels Dora, la jeune homosexuelle, l’homme aux cervelles fraiches – pour démontrer que : « Tout ce qui est acting out est à l’opposé du passage à l’acte. [3] »

C’est ici un acte qui s’adresse à l’Autre, le sujet monte sur la scène pour montrer quelque chose[4]. Il n’est donc voilé que pour le sujet qui le commet, car : « Il lui faut l’Autre, il lui faut le spectateur. [5] » À la fois invisible et visible, il offre au regard de l’Autre l’impossible à dire. « L’essentiel de ce qui est montré, c’est ce reste, sa chute, ce qui tombe dans l’affaire […] a, c’est la livre de chair [6] ».

Cet acte qui est toujours sous transfert – parfois un transfert sauvage – appelle à l’interprétation [7]. « Pour l’acting out, il faut être au moins deux […] c’est ?du reste? un bon chiffre avec l’adolescent ». Il « est préférable […] de s’opposer […] plutôt que de le laisser seul ». « Sinon c’est là qu’il sort de l’acting out pour parfois disparaître dans le passage à l’acte. [8] »
L’inconsistance contemporaine de l’Autre ainsi que son court-circuit, de plus en plus prégnant chez les jeunes, renforcent la solitude des sujets. Aussi, n’est-ce pas ce qui participe à produire le passage à l’acte comme symptôme de notre époque ?

Quand il coupe avec l’Autre : le passage à l’acte

Contrairement à l’acting out, le sujet ici s’absente, coupe avec l’Autre. Effacé au maximum par la barre, dans le plus grand embarras, « il se précipite et bascule hors de la scène [9] ».
« Au cœur de tout acte, il y a un Non ! proféré à l’adresse de l’Autre. [10] » Le passage à l’acte témoigne ainsi que le sujet a quitté « les équivoques, celles de la pensée, de la parole et du langage – pour l’acte » [11]. La certitude remplace l’indétermination et sa logique ne peut se déduire que dans l’après-coup. C’est une rupture, il y a un avant et un après ; reste à savoir ce qui s’est franchi car cet évènement réclame une élucidation.

Si le passage à l’acte ne peut s’interpréter, s’il est muet, la psychanalyse nous invite à en attraper la logique et ses effets ultérieurs. Car si cet acte est hors-sens il prend cependant ses racines du langage, il « a toujours lieu d’un dire [12] ». C’est ensuite qu’une signification peut lui être attribuée. Qu’a-t-il rencontré qui le précipite ainsi ? « À quelle contrainte le sujet a-t-il obéi ?  [13] » A-t-il tenté de se soustraire, de se défendre ou encore de récupérer quelque chose ?

Cet acte, si dramatique qu’il soit, est résolutoire pour le sujet car il est riposte à la perplexité qui l’envahit. Par la coupure, il vise la jouissance au cœur de l’être du sujet au prix de sa propre disparition, quand l’impossible à dire surgit, lorsque son être de déchet vient à être dévoilé ; conséquence d’un vacillement de ses assises imaginaires ou symboliques. Considérer ainsi que le passage à l’acte est une réponse du sujet permet de lui restituer sa part d’humanité en lui permettant de s’en faire responsable dans l’après-coup [14]. C’est donner une place à la différence absolue, au troumatisme de chacun et à la jouissance a-normale qui en découle.
« Rien n’est plus humain que le crime [15] », nous indique J.-A. Miller, c’est assurément ce que nous pourrons explorer cette année.

Quand il vise une transformation : l’acte de l’analyste

Si le passage à l’acte « dévoile la structure foncière de l’acte [16] », que peut-on dire de l’acte de l’analyste ?
À l’instar du passage à l’acte, l’acte analytique est coupé de l’Autre, au sens où il ne se pense pas. Si le psychanalyste pense, il n’y est pas : « une dimension commune de l’acte est de ne pas comporter dans son instant la présence du sujet [17] ». Dans sa certitude – ça veut dire quelque chose – et sur le mode de l’urgence – « le lion ne bondit qu’une fois [18] » – il vise la division du sujet, son indétermination, afin de faire vaciller ses certitudes et permettre la production d’un nouveau signifiant-maître. Mais avant tout, l’acte vise bel et bien « le cœur de l’être, à savoir la jouissance [19] ».

À l’envers d’un idéal de l’action calculée, dont le modèle serait le management [20], l’acte analytique ne s’anticipe pas, il est unique et non renouvelable. Il est sans garantie et sa signification se déduit dans l’après-coup. Mais si cet acte n’est pas interprétable c’est néanmoins à partir de lui que l’analyste interprète. Une interprétation qui ne s’appuie pas sur l’inconscient et qui a quelque chose d’insupportable, car reliée à la question du déchet [21]. « L’acte se situe au niveau de l’être. Il faut que l’acte émerge comme équivalent à un objet a, causant un nouveau désir, un désir d’un type inédit. [22] » Le pivot de l’acte de l’analyste est donc l’objet a d’où s’ancre son énonciation, son désir. Une position subjective inscrite dans le réel dont le psychanalyste doit se faire responsable et qui définit son acte [23].

Cependant, si l’acte est séparé de l’Autre, il ne se soustrait pas à l’éthique des conséquences. Il n’y a pas d’acte analytique sans transfert nous dit J. Lacan [24]. Aussi, à la différence du passage à l’acte, l’Autre compte ; car c’est ce qu’il fera de cet acte qui l’instituera comme tel. Si l’acte en soi ignore ses conséquences, il n’en est pas de même pour l’analyste. « La définition de l’acte inclut l’Autre par un biais ou un autre. Juger de l’acte à ses suites, que le statut de l’acte dépende de ses suites, j’en fais un principe cardinal de la politique lacanienne [25] ».

Quand il te transforme : l’acte du sujet

Ce qui est fondamental dans l’acte, c’est le franchissement qu’il suppose : « Il n’y a d’acte que s’il y a franchissement d’un seuil signifiant. [26] » Qu’il soit acting out, passage à l’acte, acte de l’analyste, acte du sujet, celui qui le commet n’est plus le même avant et après. À partir de l’acte dit du Rubicon, J. Lacan souligne qu’il ne s’agit pas seulement de faire un pas pour franchir un seuil, il s’agit de le franchir en se mettant hors la loi [27]. C’est un acte politique qui inclut un franchissement symbolique, pas sans la jouissance.
Du reste, J.-A. Miller nous éclaire sur l’acte d’un sujet à travers celui de J. Lacan en 1967 ou de celui de de Gaulle en 1958 [28]. Mais, suffit-il à un énoncé qu’il soit performatif pour faire acte ? « C’est le rêve d’une résorption complète de l’acte dans le signifiant. [29] » Il ne suffit pas de vouloir poser un acte pour qu’il en soit un. L’acte ne peut se faire, en politique comme ailleurs, qu’en position de rebut, de rejet, d’un sujet réduit à l’objet. « Un acte est rarement accompli de façon sereine ou équanime. [30] »
Qu’en est-il d’un sujet en analyse ? Si J. Lacan concède qu’une entrée en analyse peut avoir valeur d’acte, à l’instar de l’installation du psychanalyste [31], l’acte qui attire toute son attention et qu’il cherche à logifier, est celui qui permet le passage de l’analysant à l’analyste ; même si cet acte de fin n’est pas sans lien avec celui du début : « On est arrivé à la fin de sa psychanalyse une fois, et c’est cet acte si difficile à saisir au commencement de chacune des psychanalyses que nous garantissons. Ça doit avoir un rapport avec cette fin une fois. [32] » Cette surprenante répétition d’« une fois » nous laisse entendre qu’un acte est unique et qu’il s’adosse toujours à l’Un de jouissance du sujet qui le pose. Mais hormis ces deux actes qui encadrent une cure, peut-on parler d’acte du sujet ou celui-ci est-il toujours du côté de l’analyste ?
Entre la fin de l’analyse – qui peut durer – et l’acte qui fait coupure, il y a toujours quelque chose d’indicible que J. Lacan qualifie d’« ombre épaisse » ; « voila? ce que notre E?cole peut s’employer a? dissiper » [33]. Même si une certaine ombre demeure toujours sur l’objet, il s’agit de le raser au plus près, de rogner sur cette épaisseur afin d’approcher l’acte qui permet de s’en séparer. Ce passage qui signe le franchissement, la mutation subjective, c’est ce que la procédure de la passe ne cesse encore aujourd’hui d’explorer.
Parions donc que lors des soirées et conférences de cette année, nous parviendrons quelque peu à élucider, au plus près du monde qui nous mène, ce qu’il en est de l’acte, qu’il soit du côté de l’analyste ou du sujet.

Michèle Le Masson Maulavé
Pour le bureau du pôle de Rennes de l’ACF en VLB

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre x, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 137.
[2] Miller J.-A., « Acte ou inconscient », La Cause du désir, no 116, avril 2024, p. 21.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre x, L’Angoisse, op. cit., p. 144.
[4] Miller J.-A., « Sur le concept lacanien du passage à l’acte », La Cause du désir, no 116, op. cit, p. 16.
[5] Cf. ibid., p. 145.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre x, L’Angoisse, op. cit., p. 146.
[7] Cf. ibid., p. 147-148.
[8] Briole G., « Viser l’acte », La Cause du désir, no 116, op. cit., p. 119.
[9] Lacan J., Le Séminaire, livre x, L’Angoisse, op. cit., p. 136.
[10] Miller J.-A., « Sur le concept lacanien du passage à l’acte », op. cit., p. 16.
[11] Ibid., p. 15-16.
[12] Ibid., p. 17.
[13] Biagi-Chai F., « Juger le fou », La Cause du désir, no 116, avril 2024, p. 109.
[14] Rouillon J.-P., « Le passage à l’acte dans l’institution », Accès à la psychanalyse, no 11, septembre 2017, p. 52.
[15] Miller J.-A., « Rien n’est plus humain que le crime », Mental, no 21, septembre 2008, p. 7-14.
[16] Miller J.-A., « Sur le concept lacanien de passage à l’acte », op. cit., p. 12.
[17] Freud S., « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », Résultats, idées, problèmes, t. ii, Paris, PUF, 1985, p. 234.
[18] Lacan J., Le Séminaire, livre xv, L’Acte psychanalytique, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil & Le Champ freudien, 2024, p. 67.
[19] Miller J.-A., « Sur le concept lacanien du passage à l’acte », op. cit., p. 15.
[20] Ibid., p. 13.
[21] Lacan J., Le Séminaire, livre xv, L’Acte psychanalytique, op. cit., p. 83.
[22] Miller J.-A., « Acte ou inconscient », op. cit., p. 29.
[23] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Des réponses du réel », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 7 décembre 1983, inédit.
[24] Lacan J., Le Séminaire, livre xv, L’Acte psychanalytique, op. cit., p. 55.
[25] Miller J.-A., « L’acte entre intention et conséquence », La Cause freudienne, no 42, mai 1999, p. 6.
[26] Miller J.-A., « Sur le concept lacanien du passage à l’acte », op. cit., p. 17.
[27] Lacan J., Le Séminaire, livre xv, L’Acte psychanalytique, op. cit., p. 92.
[28] Miller J.-A., « Acte ou inconscient », op. cit., p. 29-30.
[29] Miller J.-A., « Sur le concept lacanien du passage à l’acte », op. cit., p. 18.
[30] Leguil F., « Éthique du passage à l’acte », La Cause du désir, no 116, op. cit., p. 189.
[31] Lacan J., Le Séminaire, livre xv, L’Acte psychanalytique, op. cit., p. 13.
[32] Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 252.
[33] Ibid., p. 99.

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