« Pas moyen de me suivre sans en passer par mes signifiants (1) » énonçait Jacques Lacan. Tel Yad’lun mis à l’honneur dans l’un des numéros récents de la revue de l’École de la Cause freudienne, l’insu est un signifiant dont la psychanalyse d’orientation lacanienne ne saurait se passer. On lira avec intérêt le présent dossier central constitué d’études centrées sur sa valeur théorique, épistémique et clinique.
Pour J. Lacan, l’insu a d’abord désigné la subversion opérée dans la structure du savoir : « La nouveauté que la psychanalyse révèle, c’est un savoir insu à lui-même (2) ». Il s’agit d’un savoir indépendant du moi, un savoir sans sujet et qui s’articule. Ce nouveau statut du savoir entraîne un nouveau type de discours : le discours du psychanalyste.
Le Séminaire « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre » de l’année 1976-1977 constitue une autre avancée remarquable de J. Lacan concernant l’insu. Il essaye à présent « d’introduire quelque chose qui va plus loin que l’inconscient (3) ». Aller plus loin que l’Unbewusst freudien dans la visée de cerner un réel, c’est saisir le phénomène de l’une- bévue avant l’attribution d’un sens possible, précise à cet égard Jacques-Alain Miller (4).

En couverture, nous avons choisi un dessin extrait d’une série sur L’Enfer de Dante réalisé par Robert Rauschenberg à la fin des années cinquante. L’artiste américain utilisa des photos de magazines recolorées à la gouache et au crayon et, par ce flux d’images d’actualité, produisit l’immixtion hérétique du présent parmi les visions du célèbre poète italien. Lacan s’estime poussé vers Dante dans le Séminaire xxiv. Il évoque, pour la récuser d’abord, la fameuse sentence nomina sunt consequentia rerum mentionnée dans la Vita Nuova (5). Les noms sont-ils ou non la conséquence des choses ? Si le réel et le sens sont disjoints, la pratique analytique repose néanmoins sur le fait que les noms et les mots portent à conséquence (6).
Souvenons-nous que, pour Freud, le lapsus trahit l’intention inconsciente. Entre autres exemples, il donne celui d’une dame discutant des relations entre les sexes lors d’une réunion. Sur un ton dénotant une certaine agitation intérieure, elle déclare qu’une femme doit être jolie pour plaire aux hommes. Elle ajoute aussitôt que le cas de l’homme est plus simple car il lui suffit d’avoir cinq membres droits. Freud estime qu’une vérité cynique s’est faite entendre à travers ce mystérieux chiffre cinq (7). En définitive, le déguisement du lapsus a permis au désir féminin pour le phallus de pouvoir se dire, malgré les règles en usage dans la bonne société. Une vérité s’avoue par l’achoppement langagier à l’insu du sujet. « Dans le procédé psychothérapeutique dont j’use pour défaire et supprimer les symptômes névrotiques, je me trouve très souvent amené à rechercher dans les discours et les idées, en apparence accidentels, exprimés par le malade, un contenu qui, tout en cherchant à se dissimuler, ne s’en trahit pas moins, à l’insu du patient, sous les formes les plus diverses. Le lapsus rend souvent, à ce point de vue, les services les plus précieux (8) » écrit Freud dans sa Psychopathologie de la vie quotidienne.

Ceci permet de mesurer le déplacement opéré par Lacan lorsqu’il invite à lire Finnegans Wake comme un texte qui serait ce qu’il y a de plus proche de la lecture psychanalytique du lapsus (9) – son auteur étant lui-même désabonné de l’inconscient. Aller plus loin que l’inconscient repose sur une inversion explicitée par J.-A. Miller : la bévue se saisit avant qu’un sens soit donné à l’achoppement ou glissement de mot à mot. À ce titre, l’insu de l’une-bévue renvoie au signifiant tout seul – au S1 sans l’articulation au S2 –, et ses effets de jouissance. La clinique analytique se soutient d’une prise en compte de l’insu chez le parlêtre.

La parution de la seconde partie de la conversation d’actualité de J.-A. Miller avec nos collègues espagnols de la Escuela Lacaniana de Psicoanálisis (ELP), la première partie ayant paru dans le numéro 108 de La Cause du désir, constitue une formidable occasion d’apprendre ce qu’est la politique psychanalytique : sa fonction en termes de civilisation et sa logique de mise en évidence des axiomes du discours universel. Désormais accessible aux lecteurs non hispanophones, il s’agit d’un événement éditorial pour l’ensemble de notre communauté de travail et au-delà de celle-ci.

À cet égard, les mésaventures récentes de ce qui fut l’un des hauts lieux de l’implantation de la psychanalyse au Royaume-Uni nous ont donné l’envie de republier un instructif interview. Celui-ci rappelle que la fameuse Tavistock Clinic n’a pas toujours été dédiée aux démarches médicales de transition de genre.
Le sujet se serait-il évaporé avec les avancées d’un tel discours et faut-il soutenir que la science procéderait exclusivement d’un savoir sans sujet ? Il convient dès lors d’interroger ce qu’est la parole chez des hommes de sciences, tels de grands mathématiciens, afin d’envisager qu’un dire ex-siste aux dits les plus rigoureusement logiques.
Une autre actualité, celle qui s’attache à la sublimation de la pulsion, nous conduira à Bruxelles où se tient actuellement une exposition de l’artiste, étonnamment lacanien, Marcel Broodthaers.
Une savante élucidation de la fameuse phrase d’Aragon sur l’avenir de l’homme nous montrera en outre que la lettre poétique s’avère capable d’abolir toute norme, même mâle.
Nous avons enfin souhaité rendre hommage à notre regretté collègue Pierre Naveau, disparu en juillet dernier, par le biais d’une grande conférence sur le thème de la dépression à la fin de l’analyse. Ce précieux document gagnera d’être lu avec les Autres écrits de J. Lacan à portée de la main.

Laura Sokolowsky
1. Lacan J., Le Séminaire, livre xi, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 198.
2. Lacan J., Je parle aux murs, Paris, Seuil, 2011, p. 22.
3. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre , « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 8 mars 1977, Ornicar ?, n° 16, automne 1978, p. 13.
4. Cf. Miller J.-A., « En deçà de l’inconscient », La Cause du désir, n° 91, novembre 2015, p. 113.
5 Cf. Dante A., Vita nuova (xiii, 4). Édition bilingue en ligne sur le Princeton Dante Project : https://dante.princeton. edu/cgi-bin/dante/DispMinorWork.pl?TITLE=V.N.&REF=xiii%201-10
6. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre xxiv, « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 16 novembre 1976, Ornicar ?, n° 12/13, décembre 1977, p. 5.
7. Cf. Freud S., Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Payot, 1980, p. 86- 87.
8. Ibid., p. 89.
9. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 37.