Résumé

Il existe aujourd’hui une constellation de manières de faire famille : monoparentale, recomposée, homoparentale, adoptive, en co-parentalité sans couple amoureux, choisie entre amis… Mais en quoi ces nouvelles formes familiales témoignent-elles de quelque chose de vraiment nouveau, dans la perspective de l’expérience analytique ?

Dès la fin des années 1960, alors que la mondialisation et la libéralisation des mœurs charriaient leur lot d’espérances, Lacan mettait en garde son auditoire en pointant l’échec des utopies communautaires qui prétendaient remplacer la famille. Le mode de jouissance de chaque sujet a un caractère de singularité indissoluble dans le lien social et en premier lieu dans le lien familial, qui en est une forme bien particulière. C’est ce qui cause le malaise dans la famille qui, lui, n’a rien d’inédit : ce qui est nouveau, c’est la forme que prend ce malaise quand dominent des idéaux égalitaristes et individualistes qui effacent l’incarnation du désir. Qu’est-ce qui, dans la famille – qu’elle se rêve néo ou qu’elle se veuille tradi –, pourrait soutenir la séparation des jouissances confuses ? La famille s’illustre par un certain éclatement, voire par un rejet, mais elle n’a pas fini de jeter ses éclats, dans la mesure où la fonction de transmission qu’elle soutient a un caractère irréductible, constituant pour le sujet.

Ce numéro montre combien la logification qu’a opérée Lacan sur la famille œdipienne, avec les concepts de fonction paternelle et maternelle, d’objet a et de symptôme, de savoir et de jouissance, de nomination ou encore de lalangue, permet de saisir la manière dont cette transmission opère, ou pas, au cas par cas, dans les familles.

Points forts – Mots clés

  • des interventions marquantes du dernier Congrès de l’EuroFédération de psychanalyse, PIPOL 12, « Malaise dans la famille », dont des présentations cliniques par des praticiens exerçant dans toute l’Europe, ainsi que des textes inédits.
  • des textes qui éclairent, grâce aux concepts analytiques, les formes contemporaines du malaise dans la famille.
  • deux entretiens : l’un avec l’historien Didier Lett, dont les travaux se consacrent à l’histoire de la famille et de l’enfance au Moyen Âge, l’autre avec l’écrivaine et journaliste Blandine Rinkel, autour de son récit La Faille.

une lecture psychanalytique de la façon dont la littérature, le cinéma et le théâtre traitent de la question.

Éditorial

Éclats de familles

La famille se décline au pluriel, tant on constate qu’il existe désormais une constellation de manières de la former : monoparentale, recomposée, homoparentale, adoptive, en co-parentalité sans couple amoureux, choisie entre amis… Mais en quoi ces nouvelles formes familiales témoignent-elles de quelque chose de vraiment nouveau, dans la perspective de l’expérience analytique ? C’est l’une des questions que nous avons mises au travail dans l’après-coup du congrès PIPOL 12, « Malaise dans la famille » 1, dont vous pourrez lire ici plusieurs contributions marquantes – aux côtés d’autres textes inédits.

Il existe effectivement de nouvelles idéologies de la famille, sous-tendues par des idéaux d’équité, de liberté, d’autodétermination. Ne manifestent-elles pas, finalement, la radicalisation d’idéologies déjà anciennes qui, comme Christiane Alberti le démontre dans ce numéro, atteignent leur point de rebroussement lorsqu’elles en viennent à promouvoir une égalité de statut entre adultes et enfants, déniant la fonction de la transmission 2 ?

Dès la fin des années 1960, alors que la mondialisation et la libéralisation des mœurs charriaient leur lot d’espérances, Lacan mettait en garde son auditoire en pointant l’échec des utopies communautaires qui prétendaient remplacer la famille 3. Le mouvement du discours de la science avait déjà entraîné une remise en question de toutes les structures sociales, au premier rang desquelles l’ordre familial traditionnel, faisant accroire la possibilité d’un progrès : hors de l’ordre du Père, des organisations familiales alternatives pourraient émerger, au sein desquelles l’individu accéderait à davantage de liberté et d’autonomie. Or, Lacan annonçait que c’était bien plutôt la ségrégation qui resterait à l’ordre du jour 4 .

Les utopies sociales ne peuvent en effet qu’échouer à faire disparaître la ségrégation, car le mode de jouissance de chaque sujet a un caractère de singularité indissoluble dans le lien social et en premier lieu dans le lien familial, qui en est une forme bien particulière 5. C’est ce qui cause le malaise dans la famille qui, lui, n’a rien d’inédit. Ce qui est nouveau, c’est la forme que prend ce malaise quand dominent des idéaux égalitaristes et individualistes qui effacent l’incarnation du désir. Dès lors, « comment faire pour que des masses humaines, vouées au même espace, non pas seulement géographique, mais à l’occasion familial, demeurent séparées ? 6» Qu’est-ce qui, dans la famille – qu’elle se rêve néo ou qu’elle se veuille tradi –, pourrait soutenir la séparation des jouissances confuses 7 ? L’expérience analytique nous enseigne que cela en passe par une certaine séparation du sujet d’avec son statut natif qui est d’être un « objet a de la constellation qui l’a mis au monde 8 ».

La famille, sous sa forme néo, s’illustre par un certain éclatement, voire par un rejet 9, mais elle n’a pas fini de jeter ses éclats. La famille perdure, car la transmission a un caractère irréductible 10 ; non pas, comme le souligne Jacques-Alain Miller, « la transmission d’un savoir, ni la transmission des besoins, mais une transmission constituante pour le sujet […] ici appelé à la singularité du “je” 11 ». En lisant les textes théoriques et cliniques de ce numéro, vous verrez combien la logification qu’a opérée Lacan sur la famille œdipienne, avec les concepts de fonction paternelle et maternelle, d’objet et de symptôme, de savoir et de jouissance, de nomination ou encore de lalangue, permet de saisir la manière dont cette transmission opère, ou pas, au cas par cas, dans les familles.

Vous aurez enfin la chance de lire les deux interventions qui ont ponctué la plénière du congrès PIPOL 12. L’historien Didier Lett déplie comment l’invention théologique du limbe répond à un changement dans la nature du sentiment de l’enfance au sein des familles au Moyen Âge et témoigne d’un effort pour tourner la page du roman familial après la mort d’un enfant 12. À partir de son récit La Faille, l’écrivaine Blandine Rinkel déplie, quant à elle, comment la famille a été pour elle à la fois hantée par un fatalisme d’atmosphère, mais aussi le lieu de la transmission d’un très singulier « sens de l’arrachement 13 » prélevé chez son père.

Alice Delarue

[1] Congrès de l’EuroFédération de psychanalyse, qui s’est tenu à Bruxelles les 12 et 13 juillet 2025, sous la direction de Katty Langelez-Stevens.
[2] Cf. Alberti C., « Qu’est-ce qu’un enfant ? », infra, p. 17-23.
[3] Cf. Lacan J., « Note sur l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 373.
[4] Cf. Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écritsop. cit., p. 363.
[5] Cf. Miller J.-A., « Vers les prochaines Journées de l’École », La Lettre mensuelle, no 247, avril 2006, p. 6.
[6] Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », op. cit., p. 362-363.
[7] Cf. Laurent É., « Le résidu et le père qui unie », infra, p. 44.
[8] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Du symptôme au fantasme et retour », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, cours du 25 mai 1983, inédit.
[9] Cf. Langelez-Stevens K. « Rejet de la famille, génitif subjectif et objectif », infra, p. 91-93.
[10] Cf. Lacan J., « Note sur l’enfant », op. cit., p. 373.
[11] Miller J.-A., « Vers les prochaines Journées de l’École », op. cit., p. 6.
[12] Cf. « Tourner la page du roman familial. L’enfant mort sans baptême à la fin du Moyen Âge », Entretien avec D. Lett, infra, p. 75-88.
[13] « Le sens de l’arrachement », Entretien avec B. Rinkel, infra, p. 124.

Sommaire

 — Éditorial
Alice Delarue, Éclats de familles

— Les nouvelles idéologies de la famille
Lilia Mahjoub, La famille, creuset de jouissance
Christiane Alberti, Qu’est?ce qu’un enfant ?
Chiara Nicastri, À propos de la famille post-moderne
Domenico Cosenza, Le malaise dans la famille et la clinique de l’anorexie
Valeria Sommer-Dupont, Chacune son tour
Éric Laurent, Le résidu et le père qui unie

— La famille, lieu de lalangue
Alexandre Stevens, La fonction du résidu familial
Marina Frangiadaki, Ce qui ne se familliarise pas
Guy Briole, Modernité, secret et malaise
Ruzanna Hakobyan, On ne parle pas de ça : les silences du dire

— Entretien avec Didier Lett
Tourner la page du roman familial

— Ruptures et inventions

Katty Langelez-Stevens, Rejet de la famille, génitif subjectif et objectif
Virginie Leblanc-Roïc, Un nom à soi
Jérémie Wiest, Famille gender
Pepa Freiría, Accueillir les inventions de l’enfant
Vilma Coccoz, Migrations et déracinements de lalangue

— Entretien avec Blandine Rinkel
Le sens de l’arrachement

— Enseignements de la clinique
Els Van Compernolle, Dire (que) non
Bruno de Halleux, Une famille malgré tout
Anne Béraud, Asphyxie
Nathalie Crame, Les deux frères de la mère
Julia Virgós Pedreira, Une minute !
Massimiliano Rielli, En suivant Dario, pas sans sa famille
Camille Gérard, La recette

— Lectures
France Jaigu, Un enfant à la prison du Temple
Olivia Bellanco, L’écriture comme voie de sortie
Susana Brigoni, La famille incorporée
Françoise Denan, L’amour en famille
Pénélope Fay, Regards et chuchotements
Gleb Napreenko, Entre aristotélisme et objet a
Anna Pigkou, La famille et la dot
Bruno Alivon, Derrière les paravents d’un non-dit familial

 

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