Édito
Voile et pudeur
Hervé Damase & Cécile Favreau de Rivals
À l’ère de la surexposition, où la transparence est devenue injonction et où l’impératif du dévoilement s’impose jusque dans l’intime, que reste-t-il du voile et de la pudeur ? Ces notions, souvent pensées comme des obstacles ou des restrictions, ne sont-elles pas plutôt des modalités de traitement du réel, des tentatives de nouage entre le corps, le langage et la jouissance ?
Le réel, Lacan nous l’enseigne, ne se laisse pas appréhender directement. L’art, en particulier, permet d’en approcher quelque chose, en le cernant par des effets de voile. Certaines œuvres construisent ainsi un espace où le regard ne peut tout saisir, où quelque chose demeure voilé, non par interdit, mais par nécessité. Le beau y opère comme un rempart face à l’horreur, un travail d’enserrement de la jouissance. À ce titre, il n’est pas anodin que l’esthétique puisse être pensée comme une modalité d’éthique : en instaurant une pudeur, l’acte créateur ne censure pas le réel, mais lui donne une forme transmissible, soutenable.
Mais si l’art voile pour mieux dévoiler, d’autres tentatives cherchent à recouvrir, à masquer, dans une logique de défense contre l’Autre jouissance. La montée en puissance de discours réactionnaires sur la place des femmes dans l’espace social en témoigne. Certains mouvements revendiquent un retour au « voile » au sens d’un contrôle du corps féminin, perçu comme menaçant dès lors qu’il s’affirme hors des normes établies. La féminité, en tant qu’elle n’est pas régie par l’Un du phallus mais par une pluralité de modes de jouir, fait effraction. Face à cette béance insupportable, une réponse consiste à rétablir des frontières claires, à instaurer un semblant d’ordre, quitte à produire une mascarade de virilité, toujours hantée par sa propre castration.
Dans ce contexte, la mode elle-même devient un champ de bataille où se rejoue la question du voile et de la pudeur. Le vêtement, au-delà de sa fonction utilitaire, opère comme signifiant du corps : il le dresse, le sublime, le code, ou au contraire, il le fait vaciller en suggérant ce qui se dérobe. Mais peut-on encore, aujourd’hui, penser une mode qui ne soit ni l’uniformisation consumériste, ni l’assignation à un modèle figé de représentation du corps ? Peut-elle être un lieu d’invention où le sujet tisse son propre rapport au voile, à la manière dont il borde l’excès de jouissance qui l’habite ?
Ce numéro propose d’explorer ces questions en interrogeant les usages du voile et de la pudeur comme autant de réponses singulières à l’insupportable du réel. Car si le voile peut enfermer, il peut aussi révéler. Il peut masquer la jouissance comme il peut lui donner une forme. Comment, alors, penser un voile qui ne soit ni interdiction ni exhibition, mais un geste qui, au-delà du visible, touche à ce qui, dans le sujet, échappe toujours ? |