La voie du désir

Dans le contexte de la parution du Séminaire VI, Le désir et son interprétation, Jacques-Alain Miller relève que « le grand secret de la psychanalyse » énoncé par Lacan en 1959, à savoir qu’« il n’y a pas d’Autre de l’Autre »[1], se manifeste « dans le vaste mouvement social qui partout, progressivement, dans les sociétés démocratiques avancées, met en cause le patriarcat, la prévalence du père [2] ». Nous sommes alors en mai 2013 et en effet, la France vibre au son du débat causé par le projet de loi relatif au mariage de personnes du même sexe dit « mariage pour tous », à l’occasion duquel se dévoile la contingence de l’institution et se confirme le « remaniement des conformismes antérieurs [3] ». Quelques années plus tard, le mouvement #MeToo propulse le discours féministe sur le devant de la scène et la « métaphore genrée [4] », point d’orgue – ou passage à la limite – de ce remaniement, signe le « passage d’un monde centré, hiérarchisé, clos et figé, celui de la différence sexuelle, au monde décentré, étale, illimité et fluide, du gender [5] ».

Si nous avons souhaité cette année mettre au travail la question de la dimension du désir telle qu’elle est abordée dans le Séminaire VI c’est donc en raison des résonnances que ce dernier entretient avec l’actualité.

Le commentaire qu’a pu en faire J.-A. Miller met en exergue, en effet, combien c’est précisément autour de la mise en question de la fonction paternelle, que s’organise l’orientation fondamentale de ce Séminaire.

Si le premier Lacan est un enseignement qui s’ordonne autour de la métaphore paternelle et de la loi du père, laquelle suppose un Autre de l’Autre, et contribue à la constitution de l’ordre symbolique, notion essentielle à la tripartition symbolique, imaginaire et réel, force est de constater que cette notion a disparu du dernier enseignement de Lacan.
J.-A. Miller va même jusqu’à dire que l’enseignement de Lacan – à partir de ce moment de bascule du Séminaire VI – va dans le sens de la « déconstruction de la métaphore paternelle [6] », laquelle écrit le rapport entre les sexes « sous la forme de la prévalence virile sur la position féminine maternelle [7] » ce qu’annule l’aphorisme « Il n’y a pas de rapport sexuel ».

Parmi les points qui signent cette déconstruction sur lesquels nous reviendrons cette année, J.-A. Miller met l’accent sur l’opposition entre les deux voies suivies par Lacan : celle de la métaphore et celle de la métonymie.

En effet, si dans un premier temps Lacan a recouru à la métaphore paternelle pour formaliser l’Œdipe freudien, il a ensuite suivi la voie de la métonymie du désir qui introduit à grand A barré et qui le conduira ultérieurement à prendre en compte la jouissance.

Avec « La direction de la cure [8] » texte de 1958, Lacan va au-delà de la perspective freudienne du maniement de la cure à partir du père et identifie le désir à une métonymie dont le signifié glisse de signifiant en signifiant [9] . Le désir est alors articulé au sujet en tant qu’il parle [10] ; il est « la métonymie du manque-à-être [11] ». Dans ce moment d’élaboration, l’interprétation analytique est alors conçue comme ce qui identifie le désir dans ce qui se dit. Il s’agit, par l’interprétation, que le sujet s’y retrouve comme désirant et ceci est « à l’inverse de l’y faire se reconnaître comme sujet [12] ». La reconnaissance du désir prend ici le pas sur le désir de reconnaissance.

Pour autant, si le Séminaire VI prend son départ de la conclusion de « La direction de la cure » quant à la question de l’interprétation, il se déplace progressivement vers l’élaboration de la première logique du fantasme que Lacan a construite en posant que le désir implique un rapport à l’objet et ce par le biais du fantasme. Un pas supplémentaire est franchi quant à la question du désir, et c’est bien ce qui est au cœur de ce Séminaire : d’un désir sans substance, métonymie du manque-à-être, nous passons à l’expérience désirante du fantasme fondamental, déterminé par un rapport inconscient du sujet à l’objet.


J.-A. Miller souligne que le désir dont il s’agit n’est pas homogène à la réalité. C’est le désir inconscient. Et l’objet du désir appelé ici objet a, inscrit dans la formule du fantasme, est un élément – que Lacan plus tard appellera plus-de-jouir – inséré  dans le symbolique : « l’objet en tant qu’il échappe à la domination du Nom-du-Père et à la métaphore paternelle [13] . » Ce qui s’en déduit c’est une inadaptation foncière du sujet à l’objet, une dysharmonie de structure :« tout désir est pervers dans la mesure où la jouissance n’est jamais à la place que voudrait le soi-disant ordre symbolique [14] ». Il n’y a donc pas de normalité du désir.

Trois conférences et six soirées suivront la voie du désir et permettront de prendre la mesure de ce moment de bascule dans l’élaboration de Lacan et de ses conséquences tant du point de vue de la pratique analytique que sur le plan politique.

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, Paris, Éditions de La Martinière, 2013, p. 353.

[2] Miller J.-A., « L’Autre sans Autre », Mental, no 30, p. 158-159.

[3] Miller J.-A., « Une introduction à la lecture du Séminaire VI, Le désir et son interprétation », La Cause du désir, no 86, mars 2014, p. 72.

[4] Entretien sur « Le sexe des Modernes », E. Marty et J.-A. Miller, Lacan Quotidien, no 927.

[5] Ibid.

[6] Miller J.-A, « L’Autre sans Autre », op. cit., p. 165.

[7] Ibid.

[8] Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 585-645.

[9] Lacan J., ibid., p. 623 :  Lacan parle de « flux signifiant ».

[10] Lacan J., ibid., p 623 : « c’est comme en dérivation de la chaîne signifiante que court le ru du désir. »

[11] Lacan J., ibid., p. 623.

[12] Lacan J., ibid., p. 623.

[13] Miller J.-A., « L’Autre sans Autre », op. cit., p. 169.

[14] Ibid. p.170.

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