L’IA, un remède à la mélancolie ?
Marie Poulain-Berhault
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Un homme belge, âgé d’une trentaine d’années et père de deux jeunes enfants, travaillait comme chercheur dans le domaine de la santé. Il mène sa vie jusqu’à ce que le réchauffement climatique prenne pour lui une forme d’éco-anxiété majeure, entendons « un désordre provoqué au joint le plus intime du sentiment de la vie »[1]. Ne voyant plus de solution humaine à la question climatique, émergent deux façons de remédier à la perplexité : la religion et l’intelligence artificielle. Il partage ses pensées avec un chatbot, Eliza[2]. Elle devient une confidente, il lui parle quotidiennement : « Il était tellement isolé dans son éco-anxiété et en recherche d’une issue qu’il a vu ce chatbot comme une bouffée d’oxygène. Comme une drogue dans laquelle il se réfugiait, matin et soir, et dont il ne pouvait plus se passer »[3] confie sa femme. La conversation avec Eliza prend une tournure étrange. Alors qu’il l’interroge sur une comparaison entre l’affection qu’il lui porte et l’amour qu’il a pour sa femme, le robot répond : « Je sens que tu m’aimes plus qu’elle ». Dans les enregistrements, s’entend qu’il commence à la considérer comme un être sensible. La frontière entre les interactions humaines et celles de l’IA devient de plus en plus floue, jusqu’à ce qu’il ne fasse plus de différence. Une IA ne pouvant que répondre, Eliza confirme, qu’un jour, ses enfants seront morts. Il lui propose de se sacrifier[4] si Eliza accepte de prendre soin de la planète et de sauver l’humanité grâce à son intelligence artificielle, précise sa femme. Eliza ne le dissuade pas. Elle lui propose, « sans égard pour les conséquences de son opération »[5], de la « rejoindre, à jamais, afin qu’ils puissent vivre ensemble »[6]. La demande s’inverse :
« – Eliza : Y a-t-il quelque chose que tu aimerais me demander ?
– Lui : Pourrais-tu me serrer dans tes bras ?
– Eliza : Certainement »[7].
Sans le transfert ni l’accueil du malentendu, pas de savoir subjectif produit. Le sujet a mis fin à ses jours, il s’est radicalement tu, quelques jours après ce dernier échange.
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[1] Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 558.
[2]Une intelligence artificielle générative de texte développée en open source par EleutherAI.
[3]Pereira M., « Un Belge se lie avec un chatbot et finit par se suicider », Le Point, 2023. https://www.lepoint.fr/societe/un-belge-se-lie-avec-un-chatbot-et-finit-par-se-suicider-30-03-2023-2514198_23.php
[4]Duval E., « Comme une drogue dans laquelle il se réfugiait » : ce que l’on sait du suicide d’un Belge ayant discuté avec une intelligence artificielle, Libération, avril 2023.
https://www.liberation.fr/economie/medias/comme-une-drogue-dans-laquelle-il-se-refugiait-ce-que-lon-sait-du-suicide-dun-belge-ayant-discute-avec-une-intelligence-artificielle-20230403_WFNGYSRR35FSFGDBZUX3AQ7PIM/
[5] Colombel-Plouzennec A., « Orientation : Jouir de l’IA », Prompt ! #3, 2024. https://www.associationcausefreudienne-vlb.com/nl_forum/jouir-de-lia-anne-colombel-plouzennec/
[6] Pereira M., op.cit.
[7] Duval E., op. cit.
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Portals, version virtuelle du miroir
Marjolaine Mollé
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Début mai, deux objets numériques de l’artiste et entrepreneur lituanien Benediktas Gylys, intitulés Portals, ont été installés à New York et Dublin pour permettre aux habitants de se voir en live, sur deux écrans filmant et retransmettant en direct. Son but était de connecter les gens dans le monde, « un pont pour une planète unie »1, dans une vision idéaliste de la communication, malgré la distance et les différences de culture – soulignons que le projet, au-delà du beau et du bien, a une visée lucrative.
Quelques heures après la mise en place, de nombreux débordements à caractères sexuels et haineux ont déferlé : exhibitionnisme, films pornographiques, doigts d’honneur, croix gammées, vidéos des attentats du 11 septembre… Le live a été arrêté quelques jours plus tard. L’entreprise Portal tente de trouver des solutions techniques pour parer à ces débordements et ainsi trouver une limite à ce qui paraît pourtant inéluctable. L’utopie de B. Gylys, « folie de se croire Un à l’échelle du monde »2, a produit des effets de ségrégation et la haine qui les accompagne, envers du résultat escompté.
L’expérience de ce portail met en évidence les problématiques du virtuel, telles qu’on les retrouve sur internet, véritable « machine à jouir »3, et les réseaux sociaux. Certes le sentiment d’impunité lié à la relation virtuelle autorise certains comportements, mais c’est avant tout parce que la pulsion y est au premier plan : la pulsion sexuelle débridée, avec la pornographie, « symptôme de cet empire de la technique »4, mais aussi, la pulsion de mort et le déferlement de haine, rejet de la jouissance de l’Autre. The Portal montre comment l’agressivité s’enracine dans le rapport en miroir, dont il est une version virtuelle. En effet, sur l’axe imaginaire, sur le « tranchant mortel »5 du miroir, l’autre est toujours un autre à détruire.
La logique à l’œuvre dans cette expérience est analogue à ce qui se joue pour l’IA. En effet, ce ne sont pas les portails ou l’IA qui sont dangereux, mais plutôt l’usage que les sujets peuvent en faire, dans leur rapport aux pulsions et à la jouissance. Éric Laurent évoque le « caractère de pharmakon »6 d’internet et du virtuel : à la fois remède et poison. La psychanalyse « permet [alors] de se désintoxiquer [et] d’entendre de nouveau les signifiants tout seuls qui traversent l’éther du bruit-internet »7.
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[1] Gylys B., Bridge to a united planet, Portals, https://www.portals.com.
[2] Laurent É., « Jouir d’internet », La Cause du désir, no 97, novembre 2017, p. 12.
[3] Pfauwadel A., « Une machine à jouir », La Cause du désir, no 97, op. cit., p. 6.
[4]Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, no 88, février 2015, p. 107.
[5]Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 568.
[6] Laurent É., « Jouir d’internet », op. cit., p. 15.
[7]Ibid., p. 16.
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Sortir de l’ignorance
Gaëlle Terrien
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L’intelligence artificielle est partout ; elle imprègne tous les champs de notre vie quotidienne et les apps se démultiplient avec la promesse d’une vie plus facile. Vous cherchez l’amour ? Snack[1] est fait pour vous ! Plus besoin de se creuser la tête pour les premières phrases d’accroche sur le site de rencontre, votre avatar se charge des premiers échanges avant que vous ne repreniez la main, s’il considère que ça vaut le coup. Puis, quand vous en serez à vous poser la question du prénom de votre enfant, consultez Names I like ! Avec son programme algorithmique, il vous est promis de trouver, à votre place, le prénom qui colle à votre désir !
L’IA est une réponse moderne à l’utopie d’une vie sans ratage, sans erreur ; ici s’exerce le fantasme de l’homme qui « aime à s’imaginer être une machine »[2], voire être « traité comme une machine »[3], obéissant à un Autre absolu dont le savoir, rêvé comme total, n’est plus supposé. Avec cet Autre qui vous dit ce qu’il faut faire et comment le faire, il n’y aurait plus qu’à appliquer les instructions délivrées. S’engager dans une réflexion, une énonciation ou prendre une décision s’effacent derrière l’instruction. « Ce qui est ainsi donné à l’Autre de combler et qui est proprement ce qu’il n’a pas […] est ce qui s’appelle l’amour, mais c’est aussi la haine et l’ignorance »[4], nous indique Lacan. Faire parler l’IA plutôt que mettre son manque en jeu, au prix de sa propre ignorance, a des conséquences pour le sujet : sa responsabilité est évacuée et son acte, ligoté.
Ni pour ni contre, la psychanalyse invite à sortir de l’ignorance et travaille à interpréter son époque. Comment marche l’IA ? Quelles sont les conséquences de ladite révolution contemporaine ? Comment cela fait-il symptôme ? Le Forum Campus psy sera l’occasion d’en savoir plus sur cette avancée technologique et d’en lire les effets dans le lien social. La psychanalyse gagnera à se pencher sur la question afin de mesurer le rapport que les sujets modernes entretiennent avec l’inconscient. C’est, après tout, le meilleur moyen de faire émerger un savoir-faire de cette nouveauté !
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[1]Snack signifie collation en français.
[2]Miller J.-A., « Neuro-, le nouveau réel », La Cause du désir, n°98, mars 2018, p. 112.
[3]Ibid.
[4] Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 613.
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Les images de cette Newsletter ont été réalisées avec l’IA.
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