Le point d’appui du transfert
par Solenne Albert
Comme nous le verrons étudié lors des 52e Journées de l’École de la Cause freudienne, aujourd’hui, l’idéal du moi autonome s’infiltre dans les institutions et tisse sa toile d’araignée asphyxiante. Le titre de nombreuses journées de formations proposées en témoigne : l’autonomie est le signifiant-maître qui se propage comme une traînée de poudre, avec son corollaire, la culpabilité. Car si le patient n’arrive pas à vivre seul, il est soupçonné de ne pas y mettre du sien. Ces discours, dévastateurs pour les patients, le somment de répondre à un idéal inatteignable qui majore leur souffrance.
En mettant ainsi sans cesse l’accent sur l’importance de l’autonomie, les politiques actuelles et la bureaucratie sanitaire se trompent. Car ce n’est pas sur « sa propre volonté » qu’un patient va prendre appui pour s’extraire de sa souffrance, mais sur l’Autre, sur le transfert. C’est ce levier puissant qui est malheureusement nié par les pouvoirs publics, dans le même mouvement qu’est niée la causalité psychique. On nous parle de la continuité des soins, mais où est-elle dès lors que l’on encourage le patient à couper les liens qui pourtant le soutiennent ? C’est à nier l’importance du désir de l’Autre, la causalité psychique, comme la souffrance, à vouloir faire entrer l’être humain dans des cases, à protocoliser les soins, que l’on accentue le mal-être. Ce déni de la causalité psychique, dont le développement kafkaïen de l’évaluation et autres « grilles de bonnes pratiques » dans les institutions en est le corolaire, entraîne des ravages – ce, jusqu’à parler « d’autosoins ». Il nous revient de faire entendre l’importance d’inscrire les patients dans un discours, donc dans un lien à l’Autre solide, sans lequel aucune diminution de la souffrance n’est possible.
Dans un entretien à France Culture, Lacan indique ceci : « l’analyse n’est pas une science, c’est un discours sans lequel le discours dit de la science n’est pas tenable […]. D’ailleurs, le discours de la science a des conséquences irrespirables pour ce qu’on appelle l’humanité. L’analyse, c’est le poumon artificiel grâce à quoi on essaie d’assurer ce qu’il faut trouver de jouissance dans le parler pour que l’histoire continue. On ne s’en est pas encore aperçu, et c’est heureux parce que dans l’état d’insuffisance et de confusion où sont les analystes, le pouvoir politique aurait déjà mis la main dessus. Pauvres analystes, ce qui leur aurait ôté toute chance d’être ce qu’ils doivent être : compensatoires »[1]. Il est possible que ce qu’écrivait alors Lacan se soit aujourd’hui modifié : les pouvoirs publics se sont probablement davantage aperçus de « l’utilité sociale de l’écoute »[2]. Ils veulent mettre la main dessus, en déployant des dispositifs formatés, qu’ils imaginent pouvoir maîtriser. Soyons donc vigilants à rester compensatoires, en s’informant sur ces enjeux.
[1] Lacan J., « Le jouir de l’être parlant s’articule », La Cause du désir, n°101, mars 2019, p 13.
[2] Miller J.-A., « De l’utilité sociale de l’écoute », Le Monde, 29 octobre 2003, disponible sur internet.
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De l’autodiagnostic à la formule *
par Deborah Allio
Les réseaux sociaux, les films et les séries actuels mettent en avant des personnages qui s’attribuent un autodiagnostic : « À chaque Ego, formule Marie-Hélène Brousse, son autodiagnostic. »[1] Valorisants, du côté du plus, de la compétence exceptionnelle, ce sont les diagnostics de bipolarité, HPI (haut potentiel intellectuel), hypersensibilité, TDAH (trouble du déficit de l’attention avec/sans hyperactivité), autisme Asperger, etc. Derrière ces « archétypes glamourisés »[2] se cache pourtant ce qui fait défaut. Carrie Mathison, agent de la CIA bipolaire au flair exceptionnel dans la série Homeland, s’épuise dans sa recherche sans limites du coupable. Le docteur Murphy dans The Good Doctor, chirurgien autiste de haut niveau à la compétence hors norme, demeure isolé. À l’image de ces personnages de fiction, des artistes révèlent leur précocité intellectuelle ou émotionnelle dans les médias et sur les réseaux sociaux. La chanteuse Madonna aime faire savoir qu’elle est HPI. Le réalisateur Franck Gastambide avoue à quarante ans subir sa labilité émotionnelle : « je suis un peu hypersensible, c’est plus une galère qu’autre chose »[3].
Les jeunes, collégiens et lycéens, pris dans ces phénomènes relayés par les réseaux sociaux, exigent souvent une confirmation de l’autodiagnostic prêt-à-porter avec lequel ils se présentent dans des lieux de soins. Il ne s’agit pas de valider ces étiquettes généralistes qui « servent de bouchons au manque-à-être »[4] comme le ferait un expert ou un spécialiste, mais de s’intéresser dans la rencontre sous le mode de la conversation aux formules singulières du jeune. L’accueil de la particularité de la langue permet que le jeune trouve une manière de nommer son symptôme, de faire avec, de s’en débrouiller, voire de constater sa disparition s’il n’a plus d’utilité. L’institution comme « lieu du lien »[5] se fait ainsi partenaire du sujet.
[*] La question de l’autodiagnostic a fait l’objet d’une conversation à Auray le 3 juin 2022 avec Dominique Holvoet, événement co-organisé par l’ACF en VLB, le CIEN Les Enfants terribles, et le groupe CEREDA Petit Jean.
[1] Brousse M.-H., « Chronique du malaise : l’époque de la montée des égos », Hebdo-Blog. Nouvelle série, n°258, 9 janvier 2022, disponible sur internet.
[2] Voruz V., « L’ingouvernable parlêtre », Accès à la psychanalyse, n°14, octobre 2021, p. 40.
[3] « Franck Gastambide révèle être HPI : quels sont les signes ? », Femme actuelle, 5 octobre 2021, disponible sur internet.
[4] Cf. Brousse M.-H., Adolescents, sujets de désordre, Paris, éd. Michèle, 2016, p. 165.
[5] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le lieu et le lien », enseignement prononcé dans le cade du département de psychanalyse de l’université Paris 8, leçon du 15 novembre 2000, inédit.
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Auto, mais pas tout seul ?
par Yuna Grouazel-Sow
Je suis ce que je dis
Je sais ce que je veux
J’ai le droit de vouloir faire ce que je veux
Reconnais que j’ai le droit de vouloir ce que je veux
J’ai eu l’occasion très récemment d’entendre une jeune femme, consultante-formatrice sur le handicap, reconnue dans son milieu et elle-même « porteuse d’un handicap moteur » depuis la naissance. Elle est devenue, au fil de son combat, une « patiente-experte » – terme venu du Canada – et consacre sa vie à former professionnels et familles ayant affaire à des personnes handicapées.
Lors de son intervention, elle présente avec une grande éloquence les quatre concepts en vogue : l’autodétermination, l’autorégulation, l’autoévaluation et l’empowerment (ou : pouvoir d’agir). L’idée de fond, dit-elle, est de « renverser la tendance », de ne pas se laisser dicter sa vie.
Avec un ton fait pour convaincre l’assemblée et sans doute s’auto-convaincre, je me suis cru, le temps d’un instant, à un meeting politique ou à une messe évangélique telle que cela se pratique aux États-Unis tant l’exaltation était palpable.
À peine son intervention terminée, elle reçoit les plus enthousiastes applaudissements de la salle malgré le contenu quelque peu sommaire de sa conférence. Le public, principalement composé de professionnels du champ social, semble séduit par l’idée principale de l’autodétermination qui est de « permettre aux personnes en situation de handicap de découvrir leur pouvoir de dire, de choisir, d’agir et ainsi sentir qu’elles ont un impact sur leur existence ». L’autodétermination n’est pas un idéal, mais un droit pour tous, il s’agit de légitimer chaque « parcours de vie » et enlever la barrière entre le nous et le eux : « C’est quelque chose qui est très libre et qui aide à ne pas avoir trop de pression. C’est pouvoir s’exprimer et mener des actions soi-même ou avec l’aide de quelqu’un aussi, mais, en tout cas, que le moteur premier, ce soit la personne »[1].
Durant son intervention, je me suis demandé ce qui mène l’autodétermination ? Serait-elle une tentative de se libérer du poids de la volonté de l’Autre ?
Lors de la soirée vers les 52e Journées de l’École de la Cause freudienne sur Lacan Web Télévision, autour du livre La Fabrique de l’enfant-transgenre, Éric Zuliani propose de considérer l’autodétermination comme l’addition de l’autonomie avec en plus le droit. Le moi réclame son droit à l’autonomie et se libère ainsi de toute responsabilité subjective. Par ailleurs, Lacan énonce dans les Autres écrits que le moi autonome est « la sphère libre de conflits »[2]. Être libre de conflits, serait-ce cela dont cherche à se libérer le sujet auto ? Pour le meilleur et pour le pire sûrement, mais a priori, pas tout à fait sans l’autre…
[1] Intervention de Mademoiselle B., consultante-formatrice, lors d’une journée organisée par le département.
[2] Lacan J., « Réponse à des étudiants en philosophie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 206.
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On ne lit pas tout seul
par Karine Soubaigné
Si lire s’apprend, lire Lacan c’est découvrir qu’on ne lit pas tout seul. Lacan lit Freud avec les linguistes et les structuralistes, Saussure, Lévi-Strauss, mais aussi avec Marx et Hegel, il lit Kant avec Sade, et son enseignement, pour transmettre ce qu’il en est de l’expérience analytique, s’appuie au fil de son évolution sur des auteurs, Platon, Poe, Claudel, Joyce, etc., sur des concepts pris dans la philosophie, les mathématiques, les religions, etc.
Aujourd’hui, nous lisons Lacan avec Jacques-Alain Miller, et d’autres psychanalystes qui rendent la psychanalyse vivante et incarnée. Non seulement jamais le savoir ne se boucle ni ne s’atteint, il reste ramifié, troué, infini, mais aussi il nous convie à une épreuve subjective, puisque chaque lecture renvoie au lecteur, aux signifiants équivoques qui résonnent et font tinter leur matérialité.
L’Autre est de la partie quand on lit, et le cartel est une expérience de lecture à plusieurs qui lui donne tout son tranchant : buter, trébucher, associer, questionner, cerner, avec la chance de pouvoir entendre autrement, découvrir des équivoques, altérer parfois l’opacité du texte.
Le cartel, « organe de base »[1], dit Lacan, s’inscrit dans l’École de la Cause freudienne qui vectorise le transfert de travail, sa modalité souple s’adresse au désir de travail, qu’il se voue à l’étude d’un Séminaire de Lacan ou, de façon fulgurante, autour d’une question précise.
Le cartel m’apprend à lire, au sens de cette activité, désirante et orientée, qui fait une place à l’inconscient et au lien social. Or, lire, n’est-ce pas aussi ce qui est requis de l’analyste dans sa pratique ? Savoir lire un symptôme, interpréter ce qui s’écrit de façon inconsciente, au-delà de ce que dit le sujet ?
C’est bien aussi à cela qu’on s’attelle comme analysant, déchiffrer nos rêves, repérer la marque laissée par la langue sur le corps, apprendre à lire ce qui ne cesse pas de s’écrire pour débusquer la jouissance qui s’y loge.
On n’en a jamais fini avec la lecture de Lacan, ses découvertes saisissantes, et le cartel en multiplie les effets pour chacun, en nous mettant à l’épreuve de la vérité qui, selon Lacan, a rapport à l’écriture.
[1] Lacan J., « D’écolage », Aux confins du Séminaire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Navarin, coll. La Divina, 2021, p. 56. |
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Quand l’obésité ne veut rien savoir de l’inconscient
par Charlotte Tazartez
Dans le cadre de mon activité au sein d’un service de chirurgie bariatrique, j’ai dernièrement pris connaissance d’une étude, sur le lien, assez rapidement et communément établi, entre « l’insatisfaction corporelle et la mauvaise estime de soi »[1].
En effet, nombre de patients reçus indiquent à quel point la honte les atteint d’être sous le regard de l’autre avec ce corps gros dans lequel ils ne se reconnaissent pas. Le regard, l’écart qu’il y a entre ce qu’ils disent être et ce qu’ils perçoivent d’eux, ou encore cet affect de honte qui les rattrape, pourraient être autant de portes d’entrée sur l’inconscient et sur la part insue à l’œuvre en eux. Cependant, la demande d’opération, qui se fait alors urgente et impérieuse, est, pour certains d’entre eux, la seule réponse envisagée à cette souffrance ressentie. Peut-être du fait que le service est repéré comme décisionnaire du fameux sésame, il n’est pas rare que ces patients énoncent dans le même temps que nous n’avons rien à leur dire ou questionner de ce choix qui est le leur, pourtant loin d’être anodin, de réduire chirurgicalement la taille de leur estomac. L’étude en question démontre qu’en post-chirurgie, l’insatisfaction corporelle est nettement réduite alors que la mauvaise estime de soi est, elle, intouchée, dénouant immédiatement cette corrélation si vertement assénée en début de parcours. Les auteurs proposent enfin de n’envisager l’obésité et l’insatisfaction corporelle que comme le support d’une honte première. La chirurgie bariatrique, supprimant l’avoir sur lequel peut se nouer la honte, laisse le sujet en prise directe avec son être de déchet et la honte de soi.
Une question se pose : quel discours le monde d’aujourd’hui offre, notamment à ces sujets tout entiers pris dans les injonctions surmoïques à être plus minces, plus beaux, plus fiables, plus motivés, etc. ?
À propos du texte « En quel temps vivons-nous ? » de Jacques Rancière, et le citant à propos des « oasis », Jacques-Alain Miller écrit que ce sont « “des espaces de liberté ‘au milieu’ du désert, à ceci près que le ‘désert’ n’est pas le vide mais le trop-plein du consensus” […]. Lacan avait lui aussi conçu un espace de liberté, mais il le voulait pérenne. De fait, cet oasis dure encore, et j’ai beaucoup fait pour l’élargir. […] On y travaille. […] Son oasis, Lacan l’appelait une École. Il disait de ce mot : “Il est à prendre au sens où dans les temps antiques il voulait dire certains lieux de refuge, voire bases d’opération contre ce qui déjà pouvait s’appeler malaise dans la civilisation” »[2].
La rencontre avec l’inconscient et le discours analytique offre des espaces de respiration et de liberté insoupçonnés. Faisons-leur la part belle et diffusons ce que Jorge Forbes, dans son entretien sur Lacan Web Télévision, nomme « l’équilibre avec l’intangible qui nous amène à une éthique du désir, de l’enthousiasme, de l’invention et de la responsabilité »[3].
[1] Karcher B. & Cherikh F., « Estime de soi et insatisfaction corporelle dans la prise en charge médicale et psychologique des patients boulimiques », Annales médico-psychologiques, vol. 173, n°8, octobre 2015, p. 676.
[2] Miller J.-A., « Jacques Rancière, Une politique des oasis », La Règle du Jeu, 9 juin 2017, disponible sur internet.
[3] Forbes J., « L’influence du discours woke au Brésil », Lacan Web Télévision, 21 juillet 2021, disponible sur internet. |
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