Du bonheur au bon-heurt
par Delphine Gicquel
Alors que les discours contemporains assurent un bonheur atteignable pour tous, en quoi la psychanalyse lacanienne vient-elle en contrepoint de l’illusion d’un rapport sexuel qui existerait ?
À l’époque où les semblants vacillent, et sont reconnus comme tels, « les sujets contemporains s’adressent parfois à de nouvelles idoles […] Ces discours prescrivent de nouvelles recettes sur la façon dont il faut vivre, ils tournent autour […] de la promotion de soi, de l’obligation d’avoir une attitude positive et du bonheur, du droit à la jouissance de chacun »[1].
Invitée par la Librairie Mollat à propos de son livre Développement (im)personnel : le succès d’une imposture[2], Julia de Funès, philosophe, souligne qu’« il n’y a plus de malaise de la civilisation »[3]. Elle déconstruit le développement personnel, « mot valise, fourre-tout » dit-elle, qu’elle qualifie d’« artifice qui muselle toute forme de colère, de dépression, supprimant tout ce qui est négatif ». Dans leur livre Happycratie[4], Edgar Cabanas et Eva Illouz, respectivement docteur en psychologie et sociologue, prennent également le contre-pied de cet impératif à être heureux, comme objectif universel. Ils soulignent la place qu’occupe dans nos vies l’idéal du bonheur et sa recherche, et rappellent que la psychologie positive – qui soutient l’idée que nos comportements sont commandés par notre volonté, que seuls, nous décidons de nos vies et qu’il y va de notre responsabilité – ne se base sur aucun fondement scientifique. Ces prétentions scientifiques ne sont que faux-semblants.
Ces semblants prêts-à-porter promettent pourtant bonheur, harmonie. Or, dès son Séminaire L’Éthique de la psychanalyse[5] (1959-1960), Lacan pointe que l’aspiration au bonheur impliquera toujours une place ouverte à un mirage vers la liberté et ses conséquences : une amputation dans le rapport au désir. Ces « oripeaux imaginaires »[6] ne sont qu’illusion. Ils « laisse(nt) le champ libre aux signifiants tout seuls, des dits, qui enferment, fixent le sujet et par la même étouffent tout dire, seule chance de prendre une responsabilité dans ce qui se répète »[7]. Ces idéologies contemporaines supposent en effet que la souffrance pourrait être enrayée de nos existences. Elles évacuent la dimension tragique à toute vie humaine. Pourtant, elles seraient détentrices de la vérité absolue et, salvatrices. Or, ce n’est pas parce que quelque chose apporte ou fait du bien que cela est une solution : nous savons qu’au nom du bien, le pire peut advenir.
Lacan rappelle que « l’analyste, sait que cette question [du Souverain Bien], est une question fermée. Non seulement ce qu’on lui demande, le Souverain Bien, il ne l’a pas bien sûr, mais il sait qu’il n’y en a pas »[8]. Loin de cette tranquillité que promettent les thérapies du bien-être, l’analyste ne peut pas promettre le bonheur ou l’épanouissement « dans la mesure où il vise au-delà du principe de plaisir. Et il peut à l’occasion promettre de mettre au clair le désir du sujet »[9], propose Jacques-Alain Miller qui nous rappelle que « le désir est ce qui est contraire à toute homéostase, au bien-être »[10].
[1] Campos A., Ce que commande le Surmoi, Rennes, PUR, 2022, p. 184.
[2] De Funès J., Développement (im)personnel, le succès d’une imposture, Paris, Édition de l’observatoire/Humensis, 2019.
[3] De Funès J., interview à la librairie Mollat, disponible en ligne.
[4] Cf. Illouz E., Cabanas E., Happycratie, Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, Clermont-Ferrand, Premier Parallèle, 2018.
[5] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, pp. 350-351.
[6] Poblome-Aulit C., « Éditorial », Quarto, n° 131, juin 2022, p. 7.
[7] Poblome-Aulit C., « Le mirage de la liberté », disponible en ligne.
[8] Lacan J., op. cit., p. 347.
[9] Miller J.-A., Psychothérapie et psychanalyse, extraits disponibles sur le site de l’ECF.
[10] Ibid. |