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Newsletter de l’ACF en VLB,

n° 6, 6 JUIN 2023

« Le seul trou qui vaille, la trouvaille ! »*

par Hélène Girard

L’inédit n°6 arbore fièrement le nouveau logo de l’ACF en VLB. Nul doute que vous serez sensibles à son graphisme minimaliste mais non moins percutant. En effet, l’oeil est tout de suite attiré par l’anatomie singulière de la lettre C, avec ce trou, au coeur de sa ligne. Plus étonnant encore, lorsque l’on retrouve le morceau extrait du C à l’avant de la formule. Espace vacant d’un côté donc, et petit objet qui court à l’avant, à l’image de l’objet a, cause du désir, qui court toujours. Une petite lecture peut s’en déduire: le manque est constitutif du désir. Disons que c’est bien trouvé, que d’avoir su mettre en évidence dans ce logo, le trou, que l’on peut interpréter comme la marque du manque, la faille, le trou dans le savoir… nécessaire à reconnaître, pour qu’un désir advienne. Les auteures de cette édition ne reculent pas à nous transmettre leurs trouvailles, c’est-à-dire à élaborer un écrit à partir du trou dans le savoir, car comme le dit Lacan « le seul trou qui vaille, [c’est] la trouvaille ! »[1]. Ainsi, vous pourrez lire avec Laurence Taine, comment un pas est franchi, quand la question du changement d’ACF se noue à la question du transfert de travail à l’ACF. Avec Delphine Gicquel, c’est l’impératif au bonheur qui est questionné et son envers dévoilé. Loin de l’harmonie et du bien être, la psychanalyse lacanienne fait accueil au symptôme et à l’intranquillité du désir. Gaëlle Lucas nous replonge, quant à elle, dans l’affaire Fourniret, en proposant, grâce à Lacan, une lecture renouvelée du cas à « rebrousse-poil du savoir des experts ». Avec Tiphaine Rollant, c’est l’effet d’éveil du cartel qui est transmis, avec ce formidable trajet, de celle qui pensait qu’il fallait s’y connaître pour s’inscrire en cartel, à celle qui ne recule pas à s’engager dans ce dispositif de travail, propice à bousculer le « mondodo ». Enfin, avec Marjolaine Mollé, nous plongeons dans l’entreprise et la démarche QVT, pour saisir comment ce qui s’annonce comme favorable au sujet, « échoue à traiter ce qu’il en est du rapport au travail ». Bonne lecture.

* Lacan J., Le Séminaire, livre XXII, « R.S.I. », leçon du 13 mai 1975, Ornicar ?, n°5, décembre-janvier 1975/76, p. 59.
[1] Ibid.

Le transfert d’ACF n’est pas une simple formalité

par Laurence Taine

Le transfert d’une ACF à une autre et le transfert de travail à l’Association de la Cause freudienne sont deux voies distinctes, logiquement différentes bien qu’intimement liées. La première concerne les nécessités administratives inhérentes au cadre de l’association. Elle ne relève pas d’une demande d’admission mais d’une demande d’intégration. La seconde touche au désir d’engagement pour la cause analytique, à partir duquel s’articule la demande d’entrée à l’Association de la Cause freudienne. Elle suppose l’École comme boussole, et une communauté de membres liés par leur transfert à la psychanalyse lacanienne. L’une comme l’autre ne se produit pas sans l’inconscient, dans un temps logique personnel marqué du rapport au symptôme.
Il a fallu un temps certain pour que je formule ma demande de changement d’ACF liée à des conjonctures personnelles, que régulièrement quelques collègues interrogeaient et encourageaient. Plus membre de l’ACF en CAPA mais pas encore réellement engagée au sein de l’ACF en VLB, j’ai longtemps circulé pour des raisons professionnelles entre ces deux ACF, pas sans routine poussant au sommeil. Prise dans le rythme de ces trajets que je qualifiais de nécessaires, j’allais et venais et tournais surtout en rond. Je déduisais de cette circulation l’impression d’être en dehors de la communauté de travail où le discours analytique fait lien social, communauté à laquelle j’avais pourtant demandé à appartenir de nombreuses années auparavant, dans laquelle j’avais décidé de m’engager à un moment de scission de l’École, au sein de laquelle j’avais de surcroît tissé des liens d’amitié. La nostalgie du travail joyeux avec mes collègues et amis nourrissait ainsi la solitude et l’anonymat dans lesquels je m’étais installée. C’était oublier que faire communauté de travail sous les seules espèces de l’amitié rencontre un impossible.
Car « l’enseignement de la psychanalyse ne peut se transmettre d’un sujet à l’autre que par les voies d’un transfert de travail »[1], que le cartel a mobilisé. Suivre dans une recherche en cartel le fil de questionnements, d’achoppements et de découvertes traçant peu à peu une logique ouvre une autre circularité, solitaire mais pas sans partage, dans l’ACF où le produit de travail au singulier peut trouver adresse.

[1] Lacan J., « Acte de fondation », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 236.

Du bonheur au bon-heurt
par Delphine Gicquel

Alors que les discours contemporains assurent un bonheur atteignable pour tous, en quoi la psychanalyse lacanienne vient-elle en contrepoint de l’illusion d’un rapport sexuel qui existerait ?
À l’époque où les semblants vacillent, et sont reconnus comme tels, « les sujets contemporains s’adressent parfois à de nouvelles idoles […] Ces discours prescrivent de nouvelles recettes sur la façon dont il faut vivre, ils tournent autour […] de la promotion de soi, de l’obligation d’avoir une attitude positive et du bonheur, du droit à la jouissance de chacun »[1].
Invitée par la Librairie Mollat à propos de son livre Développement (im)personnel : le succès d’une imposture[2], Julia de Funès, philosophe, souligne qu’« il n’y a plus de malaise de la civilisation »[3]. Elle déconstruit le développement personnel, « mot valise, fourre-tout » dit-elle, qu’elle qualifie d’« artifice qui muselle toute forme de colère, de dépression, supprimant tout ce qui est négatif ». Dans leur livre Happycratie[4], Edgar Cabanas et Eva Illouz, respectivement docteur en psychologie et sociologue, prennent également le contre-pied de cet impératif à être heureux, comme objectif universel. Ils soulignent la place qu’occupe dans nos vies l’idéal du bonheur et sa recherche, et rappellent que la psychologie positive – qui soutient l’idée que nos comportements sont commandés par notre volonté, que seuls, nous décidons de nos vies et qu’il y va de notre responsabilité – ne se base sur aucun fondement scientifique. Ces prétentions scientifiques ne sont que faux-semblants.
Ces semblants prêts-à-porter promettent pourtant bonheur, harmonie. Or, dès son Séminaire L’Éthique de la psychanalyse[5] (1959-1960), Lacan pointe que l’aspiration au bonheur impliquera toujours une place ouverte à un mirage vers la liberté et ses conséquences : une amputation dans le rapport au désir. Ces « oripeaux imaginaires »[6] ne sont qu’illusion. Ils « laisse(nt) le champ libre aux signifiants tout seuls, des dits, qui enferment, fixent le sujet et par la même étouffent tout dire, seule chance de prendre une responsabilité dans ce qui se répète »[7]. Ces idéologies contemporaines supposent en effet que la souffrance pourrait être enrayée de nos existences. Elles évacuent la dimension tragique à toute vie humaine. Pourtant, elles seraient détentrices de la vérité absolue et, salvatrices. Or, ce n’est pas parce que quelque chose apporte ou fait du bien que cela est une solution : nous savons qu’au nom du bien, le pire peut advenir.
Lacan rappelle que « l’analyste, sait que cette question [du Souverain Bien], est une question fermée. Non seulement ce qu’on lui demande, le Souverain Bien, il ne l’a pas bien sûr, mais il sait qu’il n’y en a pas »[8]. Loin de cette tranquillité que promettent les thérapies du bien-être, l’analyste ne peut pas promettre le bonheur ou l’épanouissement « dans la mesure où il vise au-delà du principe de plaisir. Et il peut à l’occasion promettre de mettre au clair le désir du sujet »[9], propose Jacques-Alain Miller qui nous rappelle que « le désir est ce qui est contraire à toute homéostase, au bien-être »[10].
[1] Campos A., Ce que commande le Surmoi, Rennes, PUR, 2022, p. 184.
[2] De Funès J., Développement (im)personnel, le succès d’une imposture, Paris, Édition de l’observatoire/Humensis, 2019.
[3] De Funès J., interview à la librairie Mollat, disponible en ligne.
[4] Cf. Illouz E., Cabanas E., Happycratie, Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, Clermont-Ferrand, Premier Parallèle, 2018.
[5] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, pp. 350-351.
[6] Poblome-Aulit C., « Éditorial », Quarto, n° 131, juin 2022, p. 7.
[7] Poblome-Aulit C., « Le mirage de la liberté », disponible en ligne.
[8] Lacan J., op. cit., p. 347.
[9] Miller J.-A., Psychothérapie et psychanalyse, extraits disponibles sur le site de l’ECF.
[10] Ibid.

Un effort d’humanisation

par Gaëlle Lucas

 

Au début des années 2000, un couple : Michel Fourniret et sa femme, Monique Olivier ; enlèvent, violent et assassinent des jeunes filles, pendant près de 20 ans. Le décès de Michel Fourniret, il y a deux ans, et la sortie, en mars dernier, d’un documentaire en cinq épisodes, sont l’occasion de nous intéresser à ce « fait divers ».
Ce « crime à quatre mains » évoque ces « folies à deux » dont Lacan donne une analyse aiguisée dans ses Premiers Écrits[1], sorti le 20 février 2023. On y retrouve également sa relecture inédite, à rebrousse-poil du savoir des experts, du crime des sœurs Papin.
La série documentaire se centre sur Monique Olivier, d’abord décrite comme la femme « soumise », « la ménagère » sous influence de son mari, « tyrannique » et « violent ». Les propos des experts sont édifiants, la qualifiant de « nouille de service », « d’idiote mollassonne » qui bafouille et bredouille. Monique Olivier, sujet mutique et apeuré, défraie les opinions. Face à son silence infini, l’expert, impuissant, y va de sa psychologie voire de son mépris.
Tout est là pour convenir au « mécanisme qui relève […] de la suggestion contingente, exercée par un sujet délirant actif [Fourniret] sur un sujet débile passif [Olivier] »[2]. Seulement, Lacan nous indique ceci : « ce silence […] ne pouvait être vide, même s’il était obscur aux yeux des acteurs. » [3]. Un repère éminent dans la clinique, que les experts interrogés ne semblent pas connaître.
Personne ne s’arrête sur les lames de fond qui jalonnent leur existence, ni ne s’interroge sur l’objet tout à fait particulier que les jeunes filles réélisent dans leur destin tragique. On passe sur l’analyse de l’échange épistolaire qui nous met sur la piste d’une logique à l’œuvre, voire d’un motif aux crimes perpétués par le couple.
Quand s’ouvre le procès, la culpabilité de Michel Fourniret n’est plus à démontrer. L’enjeu de l’affaire se resserre sur la responsabilité de Monique Olivier. Est-elle bien la femme « sous emprise » ?
Piégé par son propre instrument, l’expert tombe dans la stupéfaction quand se révèle un envers à la supposée faiblesse d’esprit de la prévenue. On la dit manipulatrice, à défaut de pouvoir penser l’Autre et la Jouissance auxquels un sujet se soumet, non par faiblesse intellectuelle. La débilité renversée, l’errance est totale. Le débile ainsi dévoilé se rattrape aux branches. Monique Olivier devient la « grande actrice », celle qui « invente des histoires ».
L’apport du savoir de Lacan sur la jouissance nous permet une relecture. Sans quoi, on se retrouve aussi égaré que les experts. Tout était là, dans la première parole de Monique Olivier : « Ce que je vais vous dire, ça ne s’invente pas. ». Encore faut-il tendre l’oreille et ne pas se hâter de comprendre, au risque de raconter que des conneries.
[1] Lacan J., « Folies simultanées », Premiers Écrits, Paris, Seuil, 2023, pp. 23-35.
[2] Lacan J., « Motifs du crime paranoïaque : le crime des sœurs Papin », Premiers Écrits, Paris, Seuil, 2023, pp. 100-101.
[3] Ibid, p. 93.

L’éveil du cartel

par Tiphaine Rollant

Le signifiant « Cartel » est depuis longtemps un de mes sujets de questionnement. La première fois que je l’entendis dans le champ de la psychanalyse, ce fut à l’université. Une enseignante en psychopathologie nous dit : « pour attraper quelque chose de Lacan, il faut travailler en Cartel ». « En cartel » ? Si « attraper quelque chose de Lacan » et de la psychanalyse était en partie ce qui m’avait conduite à l’université de Rennes 2, je restais songeuse. Ce signifiant était pour moi associé à d’autres signifiants bien éloignés de la psychanalyse. A l’évocation du « Cartel », mon imaginaire se dépliait dans le champ sémantique du célèbre « Cartel de Medellin » : drogue, corruption et blanchiment d’argent. Je découvris ce jour-là qu’il recouvrait dans le champ de la psychanalyse bien autre chose : école, séminaire, question, plus-un, et je l’appris plus tard, également un « produit », qui n’avait rien à voir avec la drogue, celui-là. Qu’était donc cet autre « Cartel » dont je ne savais rien ? Pourquoi Lacan utilise-t-il ce terme ? Il indique dans le discours d’ouverture des journées de l’école freudienne de Paris le 12 avril 1975 : « j’ai employé le mot cartel mais, en réalité c’est le mot Cardo qui est derrière, c’est-à-dire le mot gond »[1], c’est-à-dire le « pivot » ou l’« axe », il était employé en géographie dans l’antiquité pour désigner l’axe nord-sud autour duquel semble pivoter la voûte céleste. De cardo provient l’adjectif « cardinal », « qui sert de pivot », puis l’expression « points cardinaux »[2].
Cela me donna envie d’assister à une soirée des Cartels de St Brieuc, soirée qui confirma mon intérêt pour cette modalité de travail, intérêt lié au rôle actif que chacun y jouait. Je n’osais cependant pas encore poser mon nom sur la feuille qui circulait pour m’y inscrire. Le désir d’y être y était, mais je ne l’assumais pas tout à fait, peut-être alors avais-je l’idée qu’il fallait s’y connaître pour s’y inscrire. Il me fallut plusieurs rencontres, et l’invitation d’un autre à y entrer pour que je m’autorise à affirmer et affiner ce désir pour la psychanalyse et celui de travailler en Cartel.
Cette modalité de travail bien particulière n’est pas sans effet. Elle bouscule le « mondodo » dont parle Miller dans « pièces détachées ». Par la régularité des séances, elle m’invite à lire, relire et m’interroger régulièrement. A rester en mouvement. Au-delà d’une lecture que j’aurais pu faire seule et dont j’aurais un avis assez linéaire, qui me laisserait avec mes propres points de butée mais aussi et peut-être surtout avec mes certitudes, le cartel me bouscule : telle question, je ne l’avais pas lue de cette façon, je m’étais interrogée différemment qu’une autre cartellisante. Telle phrase pourrait signifier tout autre chose que ce que j’y avais lu. Parfois cela m’éclaire, parfois cela m’agite. Lorsque je rentre le soir d’un Cartel, très souvent, j’ai du mal à dormir. Le Cartel me maintient en éveil.
[1] Lacan J., Intervention dans la séance de travail sur : du « plus une », journées de l’école freudienne de Paris, 12 avril 1975.
[2] ] www.grand-dictionnaire-latin.com

Une démarche sans qualité

par Marjolaine Mollé

 

La QVT[1] a envahi le monde du travail depuis une dizaine d’année et a gagné l’hôpital – qui est désormais une entreprise comme une autre – et son projet d’établissement. Selon l’ANACT[2], la démarche QVT vise à « améliorer le travail dans le but de développer la santé des personnes au travail et contribuer à la performance globale de l’organisation »[3]. Il s’agit alors de mesurer la qualité à partir de questionnaires et d’évaluations soi-disant statistiques, de mettre en place des Copil (Comité de pilotage), des EDT (Espace de Discussion et de Travail) et de nouveaux protocoles afin d’échanger sur les RPS (Risques psychosociaux) et la souffrance au travail. Ainsi le jargon entrepreneurial et ses acronymes essaiment de nouveaux signifiants maîtres de la langue du discours capitaliste dans l’hôpital, excluant toute référence à la clinique et opérant un circuit dans lequel « la souffrance est retraitée par les causes qui l’ont induite »[4]. En juin 2022, s’est tenue la première semaine pour la Qualité de Vie au Travail, mais dans le contexte professionnel post-Covid, marqué par la « crise des vocations » et une vague de démissions, cette démarche échoue à traiter ce qu’il en est du rapport au travail. C’est le cas quand se met en place, par exemple, une « semaine du bien-être » qui vante les chimères du bonheur au travail en proposant une multiplication des gadgets et des objets plus-de-jouir en toc.
Mais alors comment Sortir du discours capitaliste ?[5] Comment résister au formatage entrepreneurial, sans se faire écraser par le rouleau compresseur de l’administration ?
La psychanalyse permet de s’orienter sur la logique des discours pour avoir une lecture des enjeux contemporains dans le monde du travail et d’acter notamment le non-rapport fondamental entre les soins et le discours managérial du maître contemporain. Les signifiants maîtres de cette novlangue excluent le soignant comme sujet désirant, dans une tentative d’homogénéisation, de tous-pareils, qui induit des effets de déshumanisation et de déresponsabilisation. Il s’agit alors, avec la psychanalyse comme boussole, de s’inscrire comme sujet, incomparable, non homogène et de se faire responsable de son acte et de son énonciation, en permettant une respiration dans l’institution, par la préservation d’espaces qui permettent la conversation avec les soignants. C’est alors que s’ouvre une voie possible pour « trouver dans l’impasse même d’une situation la force vive de l’intervention »[6].
[1] Qualité de Vie au Travail
[2] Agence Nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail
[3] « Qualité de vie et des conditions de travail : de quoi parle-t-on ? », site de l’ANACT, disponible en ligne.
[4] Leguil C., « Préface. La langue de la souffrance au travail », in Denan F., Souffrance au travail et discours capitaliste. Une lecture psychanalytique subversive, L’Harmattan, Paris, 2022, p. 6.
[5] La Cause du désir, n°105, juillet 2020.
[6] Lacan J., « La psychiatrie anglaise et la guerre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 108.