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Newsletter de l’ACF en VLB
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On oublierait presque que la parole s’interprète!
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L’utilité de la parole, son pouvoir, ne sont plus à démontrer aujourd’hui, comme en atteste la multiplication des dispositifs d’écoute en tout genre. Nul doute que notre époque valorise la prise de parole, cherche à la donner, et autant que faire se peut au plus grand nombre. Ainsi, qui n’a pas eu vent des « séances pour parler et se retrouver [1] » proposées dès le plus jeune âge à l’école, des plateformes d’écoute 24h/24, ou encore récemment l’analyse de pratique devenue obligatoire dans les crèches [2] ? Comment comprendre la réserve des psychanalystes face à toutes ces offres ? Ne s’agit-il pas pourtant de soutenir l’émergence d’une parole ? Qu’est-ce qui distingue la pratique analytique ?
Rappelons d’abord que la psychanalyse s’oppose à l’impératif qu’« il faut parler », sous-entendu « tout dire et ça s’arrange [3] ». Dans son texte « Vous avez dit bizarre », J.-A. Miller distingue le tout-dire social et le tout dire analytique. Si le premier « consiste à forger ou à consolider un sens commun [4] », le second « consiste à mettre à distance le sens commun pour chercher le sens joui le plus particulier [5] », ce qui ne se fait pas sans l’interprétation. C’est le deuxième point. C’est-à-dire qu’il ne suffit pas d’écouter et de prendre au sérieux tout ce qui est dit, il faut parvenir à l’élever à une autre dimension, qui fait que le sujet entend autre chose que ce qu’il croyait avoir dit. Loin d’une explication ou d’un commentaire, l’interprétation est à saisir comme « un dire qui a des effets, qui va plus loin que le simple bavardage auquel le sujet est invité, c’est un dire qui a un pouvoir de modification [6] ».
Si promouvoir l’usage de la parole peut être considéré comme une avancée, rien pour autant ne garantit qu’elle aura un effet sur celui qui l’énonce. Une parole sans interprétation risque de rester une parole sans effet. Qu’est-ce qui permet de soutenir une parole à une « puissance seconde [7] » ? De quelle façon une interprétation opère ? Autant de questions qui seront mises au débat lors des J53 de l’ECF: « Interpréter, scander, ponctuer, couper », les 18 et 19 novembre 2023 à Paris, et que nous amorçons dans ce numéro, avec trois textes qui témoignent à leur façon, d’un usage de l’interprétation et de ses effets, dans la cure, dans l’art, et en institution.
Bonne lecture
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[1] « Trois séances pour parler et se retrouver: Que d’émotions ! », titre du support pédagogique proposé par le réseau Canopé, opérateur du ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, chargé de la formation et du développement professionnel des enseignants.
[2] L’analyse de pratique est devenue obligatoire dans tous les établissements d’accueil du jeune enfant, suite à la publication du décret du 30 août 2021, qui modifie l’article R 2324-37 du code de la santé publique. La loi prévoit un minimum de 6h d’analyse de pratique par professionnel et par an.
[3] Miller J.-A., « Vous avez dit bizarre ? », Quarto, n°78, février 2003, p. 14 – rappelé lors de la soirée interrégionale en direction des J53, par Laure Naveau dans son texte « Le stade du bizarre ».
[4] Ibid.
[5] Ibid.
[6] Lysy A., « Vos paroles m’ont frappé », Texte consultable sur le blog des J53 à la rubrique Axes cliniques https://journees.causefreudienne.org/vos-paroles-mont-frappe-2/.
[7] Lacan J., « Variantes de la cure type », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 331.
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L’ornière d’une interprétation au nom de l’Œdipe
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Le cas clinique de Karl Abraham, exposé dans son article « Psychanalyse d’un cas de fétichisme du pied et du corset »[1], daté de 1910, mérite d’être lu ou relu. Il s’avère en effet d’une surprenante actualité, d’une part au regard du thème des J53 et d’autre part parce qu’il est probablement le tout premier cas d’un patient trans de la littérature psychanalytique.
Le cas de cet étudiant de vingt-deux ans, qui vint parler à Abraham de son désir longtemps tu d’être une femme, détonne par sa singularité, ou son « atypicité [2] » pour reprendre un terme de Lacan. Depuis son adolescence, le patient se complaisait dans une pratique de ligotage strictement solitaire et dans la contemplation de chaussures et de corsets féminins. Dans l’autobiographie qu’il remit à l’analyste au début de la cure, il écrit : « J’ai éprouvé le désir d’être une femme pour être bien lacé dans un corset, porter des souliers à hauts talons et demeurer sans être remarqué, devant des magasins de corsets [3]. » La pression pénible exercée par ces vêtements lui procurait une « joie intime[4] ». L’analyste ne cachait pas son scepticisme face à ce cas très particulier [5]. Il demanda dès le début de la cure l’avis de Freud quant à « l’influence thérapeut[ique] [6] » pour ce type de patient.
Abraham appréhende le transvestisme de son patient comme un trait fétichiste selon un point de vue génétique. Fidèle à l’hypothèse que lui communique Freud sur le refoulement partiel d’une coprophilie olfactive à l’origine du fétichisme [7], il interprète l’attrait pour les chaussures avec cette « clef [8] ».
La conduite de la cure par Abraham vise à « éliminer le fétichisme [9] » afin de « faire place à un comportement sexuel normal [10] ». L’analyse devient alors une entreprise de normalisation de l’économie libidinale par le truchement d’une interprétation au nom de l’Œdipe freudien. Il s’agit de rétablir le cours de la libido, bloqué à un plaisir préliminaire au but sexuel, vers une sexualité génitale normale, de dépasser la passion du fétiche et de l’auto-érotisme pour atteindre l’amour d’objet. La référence aux stades freudiens du développement de la libido fonctionne comme un « schèm[e] d’interprétation [11] ». « L’élucidation dans l’analyse [12] » doit libérer de la fixation prégénitale – anale en l’occurrence – en délivrant le sens des conduites dites perverses.
Quelle fût l’issue de cette cure ? Si Abraham indique que l’attraction pour les souliers féminins diminua, il suggère néanmoins que son patient interrompît le travail. Le jeune homme prit-il les jambes à son cou, laissant derrière lui ses souliers embourbés dans l’ornière de la « zone anale [13] » creusée par « la signification des pulsions [14] » que leur attribuait Abraham ? Nous avancerons l’hypothèse selon laquelle le désir d’être une femme bien lacée n’était sans doute ni à déchiffrer, ni à corriger, mais à authentifier. Aussi le jeune homme a-t-il fui, toujours engoncé dans son corset, sauvant des interprétations de son analyste le précieux sous-vêtement dont la fonction était de lui faire un corps vivant [15]… fut-ce un corps différent de son sexe anatomique.
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[1] Abraham K., « Psychanalyse d’un cas de fétichisme du pied et du corset » (1910), Œuvres complètes / i, 1907-1914, Paris, Éditions Payot, 1965, p. 147-154.
[2] Lacan J., « Structure des psychoses paranoïaques », Premiers écrits, Paris, Éditions du Seuil et Le Champ Freudien Éditeur, 2023, p. 38.
[3] Abraham K., « Psychanalyse d’un cas de fétichisme du pied et du corset », op. cit., p. 148.
[4] Ibid.
[5] Ibid, p. 149.
[6] Freud S., Abraham K., Correspondance complète, 1907-1925, Paris, Éditions Gallimard, 2006, p. 134.
[7] Freud S., Abraham K., Correspondance complète, op. cit., p. 121-122 et p. 146-147 ; Freud S., Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Éditions Points, 2012, p. 86.
[8] Freud S., Abraham K., Correspondance complète, op. cit., p. 122.
[9] Abraham K., « Psychanalyse d’un cas de fétichisme du pied et du corset », op. cit., p. 154.
[10] Ibid.
[11] Miller J.-A., « L’Homme aux loups », La Cause freudienne, no 72, 2009, p. 127.
[12] Abraham K., « Psychanalyse d’un cas de fétichisme du pied et du corset », op. cit., p. 154.
[13] Ibid., p. 152.
[14] Ibid., p. 154.
[15] Miant G., « Le désir d’être une femme », L’Un-l’Autre #Bonus, 30 septembre 2021, https://www.forum2021.associationcausefreudienne-vlb.com/lun-lautre/le-desir-detre-une-femme/.
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« La méthode est simple. Voici l’une des manières de procéder. Prenez une page. Maintenant, coupez-la en long et en large. Vous obtenez quatre fragments : 1, 2, 3, 4… Maintenant, réorganisez les fragments en plaçant le fragment 4 avec le fragment 1, et le fragment 2 avec le fragment 3. Et vous obtenez une nouvelle page. Prenez n’importe quel poète ou prosateur que vous aimez. La prose ou les poèmes que vous avez lus maintes et maintes fois […] Recopiez les passages choisis. Remplissez une page d’extraits. Maintenant, découpez la page. Vous obtenez un nouveau poème. Autant de poèmes que vous voulez. “La poésie est pour tous”. Les mots n’appartiennent à personne [2] ». En découpant par accident des journaux, Burroughs s’aperçoit que ces « fragments » de textes préexistants, par réagencement, produisent, par la suite, une prose morcelée et instable.
Dans les années 70, Burroughs, qui jusqu’alors résidait en France, s’installe à New York où il fréquente les artistes de la scène rock et punk rock. La dimension expérimentale du procédé constitue le socle d’une radicalité idéologique qui interroge les structures du langage et de la communication, dont les paroliers d’alors deviennent férus. De David Bowie à Sonic Youth, en passant par kurt Cobain (avec qui il collaborera) et Jello Biaffra, la dimension politique du hors-sens prend alors toute son ampleur, et pourrait-on dire, de la coupure jaillit le réel : « avec Cobain [il s’agit] d’un refus ironique de créer du sens, et avec Sonic Youth une mise en question de la capacité des mots à signifier [3] ».
Pour Burroughs, le mot n’est pas un sens mais un matériau. Le sens va advenir de ce hasard de la composition.
Si l’étude de Burroughs n’est pas nouvelle dans notre champ, la perspective des J53, permet de revisiter une nouvelle fois l’originalité de la méthode du cut-up et de son influence immense dans la contre-culture littéraire, musicale et cinématographique. Le référencement exhaustif des utilisateurs de la méthode est irréalisable, impossible toutefois de ne pas mentionner pour les cinéphiles curieux, le chef d’œuvre que constitue Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard ou plus récemment, le magnifique Ne croyez surtout pas que je hurle de Frank Beauvais pour ne citer qu’eux.
Pour Lacan, tout comme pour la scène culturelle au sens large, la recherche de la « bonne coupure [4] » oriente ses recherches scientifiques. Très tôt dans son enseignement et sa pratique, il utilise la coupure pour suturer la propension du sujet à générer du sens sur le réel. C’est en cela que la pratique psychanalytique diffère fondamentalement de la psychologie, qui surajoute du sens là où la psychanalyse l’écope.
La coupure psychanalytique, lorsqu’elle vise juste, produit un effet de vérité. Elle suppose comme nous l’apprend Lacan et l’illustre parfaitement Burroughs, un certain rapport à la motérialité, car : « extraire des dits nouveaux sur la jouissance suppose de pouvoir interpréter motériellement [5] », comme nous le rappelle Éric Laurent.
« J’ai employé les mots comme une matière première », nous dit Burroughs, « de la même façon qu’un peintre répand de la peinture sur la surface de la toile. Se saisir des mots comme des objets physiques que l’on peut manipuler, ré-arranger. Mettre la main sur les mots pour pouvoir leur couper leurs sales petites têtes avec des ciseaux, si l’on veut [6] ». À l’instar de Burroughs, l’art de la coupure en psychanalyse réside en cela que : la découpe de l’inconscient fait valoir sa dimension poétique. D’une politique de la coupure au sujet poème, voilà le savoir nouveau produit en cette saison estivale.
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[1] NIRVANA, Bleach, 15 Juin 1989.
[2] Burroughs W.S., Gysin B., The third mind, 1977.
[3] Hougue C., « Postérités du cut-up dans la chanson rock (1970-2000) », Littératures expérimentales, Itinéraires LTC, 2017-3 [en ligne], 2018, http://journals.openedition.org/itineraires/3889
[4] Laurent D., « Introduction à la lecture du Livre XVIII D’un discours qui ne serait pas du semblant » [en ligne], https://www.psychaanalyse.com/pdf/SEMINAIRE LACAN – INTRODUCTION A LA LECTURE DU LIVRE XVIII – D UN DISCOURS QUI NE SERAIT PAS DU SEMBLANT (3 Pages – 33 Ko).pdf
[5] Laurent É., « Rire des normes », La Cause du désir, no 110, mars 2022, p. 97
[6] « Cut in Cut up », entretien entre William Burroughs, Brion Gysin et Jean-Jacques Lebel, Change, n°41, mars 1982, pp. 239-240.
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Interprétation versus auto-régulation
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Les dispositifs d’auto-régulation (DAR) voient le jour depuis quelques années dans les institutions du médico-social. C’est dans le bulletin officiel de santé de novembre 2021, où paraît l’instruction interministérielle, que l’on peut cerner la politique de ces dispositifs. Inspirés des pratiques canadiennes, ils s’installent en France dans la continuité de la « stratégie nationale pour l’autisme au sein des troubles du neurodéveloppement [1] », et dans la dynamique de l’école inclusive.
Auto, du grec autos signifie soi-même. Régulation, du latin regula signifie la règle. Se régler par soi-même serait donc ce qui est attendu de ces nouveaux dispositifs. Le texte parle d’une méthode avec un « ensemble de procédures d’ajustement volontaire, par l’apprenant lui-même, de ses conduites, stratégies et comportements » afin d’obtenir « l’autonomie » de l’apprenant, c’est à dire la possibilité de « se soustraire par son propre “ self-control ” aux émotions et aux pensées envahissantes qui pourraient altérer la démarche d’apprentissage et de socialisation ». Il s’agirait donc de maîtriser ses émotions, de manière « consciente et délibérée » afin d’augmenter le développement des « compétences cognitives, sociales et émotionnelles ». Côté professionnels – eux aussi y ont droit – il est question d’éprouver un sentiment d’« auto-efficacité », ceux-ci ayant comme outil les « stratégies connues de gestion de classe » etc. Le discours est managérial et ce qui relève du « plus fort que soi » – le sujet de l’inconscient – est nié au profit de la promotion d’un moi fort et autonome. Chacun son auto et roulez jeunesse !
La psychanalyse ne croit pas dans ces promesses de maîtrise nouées à l’idéologie du self-made-man qui se passerait de l’Autre. Elle ne laisse pas le sujet seul face au réel et mise sur le transfert et l’interprétation pour soutenir le sujet à construire sa place parmi et avec les autres. Il s’agit donc de se prêter à la rencontre, et dans la pratique avec les enfants, comme nous l’indique Jacques-Alain Miller « c’est l’analyste qui est un instrument [2] ». Un instrument qui, pour que l’enfant puisse s’en servir, doit prendre des initiatives, précise J-A. Miller.
Martin se lave les mains et se recouvre le corps et le visage de mousse qu’il avale au passage. L’éducateur hausse le ton pour qu’il enlève toute cette mousse, puis excédé et impuissant, s’en va. Je dis à Martin avec légèreté « oui pour la mousse, mais peut-être que tu pourrais t’en faire une moustache ? ». L’effet est immédiat : Martin, amusé, s’applique à se rincer de façon à n’en laisser qu’une petite trace sur sa bouche, moustache qu’il se réjouit d’aller montrer aux éducateurs. Nulle volonté qu’il s’auto-régule, mais plutôt une intervention dont il peut se servir pour réduire et localiser la jouissance en excès.
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[1] Bulletin officiel Santé – Protection sociale – Solidarité n° 2021/21 du 15 novembre 2021, p. 6.
[2] Miller J.-A., Interpréter l’enfant, Intervention à la deuxième Journée de l’Institut de l’Enfant, Issy-les-Moulineaux, samedi 23 mars 2013.
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Rédaction : Délégation régionale ACF en VLB (Hélène Girard, Solenne Daniel & Gaëlle Terrien)
Rédacteur adjoint : Alexandre Gouthière
Logos : Alexandre Gouthière
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Les propositions de texte, de 2500 signes (espaces compris), sont à envoyer au format Word.
Les textes sont à adresser à : linedit.acfenvlb@gmail.com
En objet de l’e-mail, indiquer : ACF-L’inédit
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