« Il y a quelque chose qui les secoue les femmes, ou qui les secourt »[*]
par Anne Colombel-Plouzennec
Adapté du roman éponyme d’Olivier Bourdeault[1], le film En attendant Bojangles[2] nous dévoile avec poésie une version unique de ce qui s’éprouve sans pouvoir se dire, parfois sans limite.
C’est l’histoire d’une femme. Elle n’était pas maîtresse en sa demeure, elle n’était pas maîtresse d’elle-même. Elle était partout et nulle part à la fois. Elle n’était pas ce qu’elle pensait être. D’ailleurs, elle ne se pensait pas, elle s’inventait : elle s’inventait des vies, des histoires.
Cette femme-là ne pouvait rien se refuser. Elle possédait tout. Elle s’enivrait, elle était enivrée, elle était l’ivresse-même.
Son corps était pulsatile, virevoltant, elle qui dansait ardemment en un « perpétuel tourbillon ». « Elle tutoyait les étoiles ». « Sa trajectoire était claire, elle avait mille directions, des millions d’horizons ».
Quelque chose pour elle était perdu, et elle dansait, et elle dansait, Encore. C’est ce que raconte l’histoire de M. Bojangles qui dansait d’avoir perdu son chien. Elle, elle dansait en attendant Bojangles.
Le titre de cette chanson est celui de la rencontre avec cet homme qui voua sa vie à son grain de fantaisie. Immédiatement, il l’avait crue, et lui avait offert ses prénoms quotidiens et le vouvoiement qu’elle exigeait (pour ne pas « être à la merci des gens »), autant que l’étreinte de son corps.
C’est ainsi qu’était prénommée chaque jour différemment sa jouissance rayonnante qui la faisait être toutes ces femmes, ces femmes dont il avait promis « d’aimer et de chérir » chacune, « jour et nuit », autant qu’elle lui avait juré « que toutes les personnes que je suis vous aimeront éternellement ».
Et puis, quand son corps s’arrêtait, dans un creux entre les lignes du roman comme dans un regard joyeux et triste à la fois, épinglé à l’écran, s’apercevait la suspension du s’« … ou pire »[3], ce trou dans l’écriture, place vide, déchirure insuturable du rapport qui, même à danser jusqu’à s’enivrer, ne s’écrira pas et la laissait parfois au bord du précipice.
Alors, aussitôt, les points de suspension prenaient corps, corps jouissant, corps d’une femme. Du vide émergeait cette jouissance infinie, indistincte, et elle était emportée par de « drôles de fous rires malheureux ». Puis son dire se mettait en jeu dans la danse et l’amour, appuyée nécessairement sur le corps de son homme, elle retrouvait le bord presque naturel du plaisir. Ainsi s’accrochait un « par-être »[4] qui lui évitait de se perdre toute… pour un temps seulement.[*] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 69.
[1] Bourdeaut O., En attendant Bojangles, Le Bouscat, Finitude, 2016.
[2] Roinsard R., En attendant Bojangles, film, France/Belgique, 2022.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XIX, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 11.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 44.
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