« Une affaire psychanalytique »

par Caroline Doucet
Ce qui se passe nous concerne à divers titres, mais « c’est en tant que psychanalystes que nous entendons pénétrer dans le champ politique »[1]. À partir de quoi un événement, un changement dans la subjectivité de l’époque devient-il « une affaire psychanalytique »[2] et nécessite-t-il une interprétation ?
Prélevés dans le discours, tel celui de « dédiabolisation », ou produit des circonstances, « l’année trans », « dépathologisation », ces signifiants isolés, précis, interprètent l’époque et la psychanalyse elle-même, réveillant ce qui dormait[3], selon les mots de Jacques-Alain Miller dans la conversation avec l’École espagnole. Ce savoir-y-faire avec l’époque est un processus que la Journée Question d’École, ouverte à tous, le 22 janvier prochain, permettra de saisir, nouant formation du psychanalyste, temps logique et actualité clinique, épistémique et politique de la psychanalyse lacanienne.
Pour l’heure, suivant sa ligne éditoriale[4], L’Inédit se fait l’écho de l’insu en Val-de-Loire Bretagne, avec les textes de Colette Baillou, Monique Amirault, Sane Thireau et Sébastien Dauguet. Élevé au rang de concept, remis au premier plan dans le dernier numéro de La Cause du désir, l’insu traduit « la nouveauté que la psychanalyse révèle, […] un savoir insu à lui-même »[5]. Or, la levée du refoulement, au-delà même de l’inconscient, est homogène au désir de l’analyste, elle suppose un savoir-lire-autrement.
Bonne lecture !

Caroline Doucet
Déléguée régionale
Question d’École « La passe et l’interprétation de l’École. Tout le monde est fou, la dépathologisation de la clinique », 22 janvier 2022, en visioconférence, inscriptions : cliquer ici.

[1] Miller J.-A., « Conversation d’actualité avec l’École espagnole du Champ freudien, 2 mai 2021 (II) », La Cause du désir, n°109, décembre 2021, p. 48, disponible sur le site de Cairn.
[2] Ibid.
[3] Ibid., p. 35.
[4] Cf. Doucet C., « Ligne éditoriale », L’Inédit. Actualité du discours analytique en Val-de-Loire Bretagne, n°1, 25 octobre 2021.
[5] Lacan J., Je parle aux murs, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2011, p. 22.

Petite leçon lacanienne en matière d’éducation

par Monique Amirault

Lacan indique « ce qu’est le fond de l’éducation, à savoir une certaine idée de ce qu’il faut pour faire des hommes […]. Il n’est pas forcé que l’homme soit éduqué. Il fait son éducation tout seul. […] Il faut bien qu’il apprenne quelque chose, qu’il en bave un peu »[1]. Lacan poursuit par un énoncé qui peut sembler paradoxal au regard de ce qui précède : « Les éducateurs sont des gens qui pensent pouvoir l’aider. […] Ils n’ont pas tort du tout. Il faut en effet une certaine éducation pour que les hommes parviennent à se supporter entre eux »[2].
Que l’homme fasse son éducation tout seul va à l’encontre des pseudo-sciences et des pratiques cognitivo-comportementales pour qui l’enfant est devenu, avec l’appui aveugle des politiques, un individu à évaluer, à normaliser, avant même que ces soi-disant a-normalités ou dysfonctionnements ne se manifestent.
Pour la psychanalyse, l’enfance est le temps des angoisses, cauchemars, phobies, symptômes, le temps des questions, le temps où s’élaborent des réponses. Car le petit humain naît malentendu, « fruit d’une lignée [qui] nageait dans le malentendu tant qu’elle pouvait. […] Pour la simple raison qu’elle parlêtrait à qui mieux mieux »[3]. Il doit en émerger comme sujet propre, c’est-à-dire, au mieux, comme symptôme.
Cette expérience intime, de structure n’est autre que le fondement même de son éducation. Il y prend une part inédite, inventive, avec l’appui du bain de langage familial, des signifiants qu’il incorpore, des rencontres contingentes dont il va faire usage. L’enfant s’éduque lui-même signifie que lui seul peut trouver la formule qui sera la sienne pour nouer le réel, le symbolique et l’imaginaire, et prendre place dans le lien social.
Pour cela, faut-il nécessairement qu’il en bave un peu ? Cette idée pourrait sembler partagée avec les tenants d’une orthopédie qui se fait gloire de consacrer des heures de « stimulation » et de conditionnements, frisant parfois la barbarie pour normaliser l’enfant autiste, ou avec les comportementalistes qui font de la carotte et du bâton les instruments de l’éducation. Ici, pour son bien – c’est-à-dire pour le faire entrer dans le rang d’une normalité statistique –, on n’hésite pas à contraindre l’enfant et à lui en faire baver.
Pour la psychanalyse, il s’agit d’autre chose. C’est la prise dans le langage qui contraint le petit d’homme, prix de son humanisation, de sa production comme parlêtre. Elle se fait par un choix forcé ouvrant à l’aliénation aux signifiants de l’Autre et à la cession de jouissance qui s’ensuit. Y consentir, en émerger par la voie du refoulement et de la défense, en répondre par le fantasme, en déduire une position sexuée, en soutirer une jouissance intime ne vont pas de soi. Pas plus que de refuser cette voie et d’avancer dans la solitude d’une recherche de solution inédite, sans le secours des discours établis. C’est pour cette raison, et afin que l’enfant n’en bave pas trop, que l’analyste s’offre à l’accompagner parfois sur la voie où se détermine pour lui sa solution et se construit son symptôme.

[1] Lacan J., Le Triomphe de la religion, Paris, Seuil, 2005, p. 71.
[2] Ibid.
[3] Lacan J., Le Séminaire, Dissolution, in Aux confins du Séminaire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Navarin, coll. La Divina, 2021, p. 74.

L’éco-anxiété, du nouveau dans le
trouble ?

par Colette Baillou

L’éco-anxiété, « contraction d’écologie au sens de “science ayant pour objet les relations entre les êtres vivants avec leur environnement” et d’anxiété »[1], serait le nouveau mal du siècle. Inventée et théorisée en 1997 par Véronique Lapaige, importée en France par Alice Desbiolles en 2019[2], cette notion est mise en avant dans les médias et débats politiques. C’est une anxiété d’anticipation et eschatologique relative aux crises environnementales[3], liées en particulier au dérèglement climatique constituant, selon l’OMS, la principale menace pour la santé publique du XXIe siècle.
Son mécanisme est basé sur des données scientifiques « avec l’idée [qu’elles] peuvent être au fondement d’une théorie morale capable de transformer profondément la vie de quelqu’un réalisant que toute la mythologie qui entoure nos sociétés peut être déconstruite »[4]. Cet état d’âme[5] peut prendre différentes formes : « inquiétude, peur, colère, tristesse, désespoir, voire culpabilité et honte »[6]. Pour s’en soulager, il suffirait d’agir. Outre le militantisme, certains vont jusqu’à abandonner leurs projets professionnels et personnels, dont celui d’avoir des enfants. Majorée par « le décalage entre ce qui est perçu de l’urgence de la situation et l’absence de réaction des politiques »[7], l’éco-anxiété toucherait davantage les femmes jeunes et sensibles aux déclarations de Greta Thunberg. « J’étais en troisième quand j’ai entendu [son] appel et ai pris conscience qu’on ne pouvait plus faire confiance aux politiques […]. J’ai du mal à me projeter personnellement et surtout beaucoup de mal à imaginer l’avenir plus globalement »[8], témoigne Lilas-Brune. Bien que l’éco-anxiété soit considérée comme un stress légitime, elle peut prendre une tournure pathologique, état dépressif, burn out militant[9].
Dans son article très complet, Eddy Fougier repère trois risques : « Le premier serait de ne pas prendre au sérieux cette forme d’angoisse, […] le second de pathologiser cette anxiété climatique, réaction tout à fait saine pour de nombreux chercheurs et propice à une action requérant des changements vitaux, […] le troisième serait de l’instrumentaliser à des fins idéologiques, politiques, commerciales ou sectaires »[10]. Face aux demandes grandissantes qui leur sont adressées, certains psychologues et psychothérapeutes envisagent d’en faire une spécialisation, d’autres s’y opposent. En effet, à considérer « l’enveloppe formelle »[11] du symptôme plutôt que sa fonction, signe d’une dissolution de la clinique, ne prive-t-on pas le sujet d’un accès à son déchiffrage ?

[1] Fougier E., « Éco-anxiété : analyse d’une angoisse contemporaine », Fondation Jean Jaurès, 2 novembre 2021, disponible sur le site de la Fondation Jean Jaurès.
[2] Quevrain C., « Qu’est-ce que l’éco-anxiété, ce mal qui touche en particulier les jeunes générations ? », LCI, 6 novembre 2021, disponible sur internet.
[3] Hamadi N., « Sous les radars. L’éco-anxiété, nouveau mal du siècle ? », France Culture, 13 novembre 2021, disponible sur le site de France Culture.
[4] Ibid.
[5] Cf. Desbiolles A., L’Éco-anxiété. Vivre sereinement dans un monde abîmé, Paris, Fayard, 2020.
[6] Quevrain C., « Qu’est-ce que l’éco-anxiété… », op. cit.
[7] Hamadi N., « Sous les radars. L’éco-anxiété… », op. cit.
[8] Ibid.
[9] Ibid.
[10] Fougier E., « Éco-anxiété : analyse… », op. cit.
[11] Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, n°88, octobre 2014, p. 110, disponible sur le site de Cairn.

Une institution protège un enfant

par Sane Thireau

Jusqu’alors, le champ de la protection de l’enfance était préservé du « tout évaluation » caractéristique du contexte institutionnel sanitaire et social et la clinique tenait bon.
Le projet de loi dit « Loi Taquet » sur la protection des enfants, adopté par le Sénat il y a peu, ouvre la voie à une autre orientation : « la protection de l’enfance est en passe de prendre le virage inclusif et d’entamer le mouvement de conversion déjà engagé dans les secteurs du grand âge, du handicap »[1]. Son principe est de confier le moins possible les enfants en danger aux institutions pour leur préférer des « tiers dignes de confiance » (famille élargie, amis, etc.). Cette révolution ne semble pas prendre la mesure des conséquences sur l’accompagnement des enfants.
Avant que l’Église et sa fonction d’asile accueille les enfants abandonnés dans les hospices grâce aux tours d’abandon, l’enfant orphelin, handicapé ou non voulu, était déjà pris en charge par sa famille élargie ou voué à la mort. Au XXe siècle, la compétence de l’Aide sociale à l’enfance a été transférée aux départements tout en restant, en partie, gérée par la fonction publique hospitalière.
Le virage inclusif actuel va de pair avec la « dépathologisation »[2] et la disparition progressive des institutions. Ainsi, on demande actuellement aux psychologues de revoir leurs missions, de « bilanter », de repérer les « troubles » et d’orienter en tant qu’experts évaluateurs. Un exemple : la loi du 14 mars 2016, relative à la protection de l’enfant, introduit, dans le code de l’action sociale et des familles, l’accueil en centre parental. Bien souvent, ces centres ne permettent plus l’accompagnement sur mesure réservé aux mères et leur enfant, mais deviennent des centres de jour, experts en parentalité au sein desquels on reçoit pour délivrer des conseils, forme contemporaine de la « déclinicisation »[3].
Comment faire en sorte que la fonction refuge des institutions perdure afin d’accueillir l’enfant et sa logique, de lui offrir la possibilité d’avoir à faire à un autre un peu plus réglé et surtout qu’il fasse l’expérience d’un lien moins ravageant ? Car la clinique nous montre que c’est bien là que se situe la force protectrice de l’institution : prendre, temporairement ou au long cours, le relais d’une famille démunie psychiquement. Sur un certain plan en effet, dit Jacques-Alain Miller, « il y a une différence entre ceux qui souffrent et demandent de l’aide, et ceux qui souffrent un peu moins […] et emploient une partie de leur temps à aider les autres, ou à tenter de penser qu’ils les aident »[4].

[1] Gautherot J.-L., « Protection de l’enfance : le virage inclusif porte un objectif citoyen et financier », Le Média social, 22 décembre 2021, disponible sur internet.
[2] Miller J.-A., « Conversation d’actualité avec l’École espagnole du Champ freudien, 2 mai 2021 (II) », La Cause du désir, n°109, décembre 2021, p. 34, disponible sur le site de Cairn.
[3] Miller J.-A., « Conversation d’actualité avec l’École espagnole du Champ freudien, 2 mai 2021 (I) », La Cause du désir, n°108, juin 2021, p. 37, disponible sur le site de Cairn.
[4] Ibid., p. 38.

Cartels et subversion du savoir

par Sébastien Dauguet

J’ai rencontré la psychanalyse alors que j’étudiais les langues. À l’université, je pensais que le savoir contenait la réponse à mon malaise intime, j’étais divisé entre les séances chez l’analyste et une thèse en cours, sur la littérature anglo-saxonne, qui m’aidait à déchiffrer les enseignements de Lacan.
J’ai tenté de m’inscrire au sein de plusieurs cartels avant de trouver satisfaction récemment. En 2018, dans le fil d’un cartel « Psychanalyse dans la civilisation », j’ai assisté au forum Zadig « Les discours qui tuent » à Bruxelles, me rendant témoin d’un savoir inédit en prise avec l’actualité.
En 2019, j’ai soumis l’« Hommage fait à Marguerite du Duras, du ravissement de Lol V. Stein »[1] de Lacan comme objet d’un nouveau cartel. Lacan y indique qu’il situe le savoir du côté de l’artiste. Il m’a donc fallu placer le savoir non plus de mon côté, mais du côté de l’œuvre, dans son nouage à l’objet. Cela exigeait un consentement auquel je ne m’étais jamais prêté assez : au manque d’un signifiant dernier qui viendrait boucler la question du désir. Le plus-un du cartel favorisa ce repositionnement en se posant comme ignorant et en accueillant ma parole.
Le personnage principal du Ravissement de Lol V. Stein[2], répondant au rapt de son amant par une autre femme, cherche à faire bouchon à l’endroit du non-rapport sexuel et se fait objet regard face à un couple qui la ramène au traumatisme inaugural. Travailler le roman de Duras à partir du texte de Lacan m’a aidé à saisir des modalités de nouage entre réel, symbolique et imaginaire qui ne soient pas borroméennes, à entrevoir autrement que l’Autre n’existe pas, que chacun peut se faire responsable de sa position dans le monde à partir d’un aperçu sur la jouissance dont il est d’abord captif.
De fait, ce travail n’a pas été sans effets sur mon analyse, plus ouverte à ce qui constitue la dialectique phallique et qui opère comme voile sur la castration et au symptôme que le sujet bricole pour nouer les trois registres – ce qui signe sa singularité. Mon orientation avec les enfants et adolescents scolarisés s’est trouvée décalée, comme subvertie, de la nécessité de transmettre du savoir à l’écoute d’un sujet qui serait aux prises avec la difficulté d’apprendre.

[1] Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 191-197.
[2] Duras M., Le Ravissement de Lol V. Stein, Paris, Gallimard, 1964.